Un livre vient tout juste de sortir et bat présentement des records de vente. Mais vous ne devriez pas le lire. C’est du moins l’avis de Mark Zuckerberg. Le champion de la liberté de parole, qui défend avec son ami Elon le droit absolu de dire n’importe quoi, n’a pas réussi à prévenir la sortie de « Careless People »[1]. Il n’a réussi, pour le moment, qu’à bâillonner l’autrice, à qui il est interdit de promouvoir son ouvrage. Bref, une liberté d’expression à géométrie variable. Ça me rappelle la posture de certains médias, qui défendent haut et fort la liberté d’expression, à condition qu’elle ne serve pas à critiquer les médias.
L’autrice de Careless People, Sarah Wynn-Williams, a occupé un poste important chez Facebook de 2011 à 2017. Elle a travaillé de très près avec Zuckerberg, de même qu’avec Sheryl Sandberg et Joel Kaplan, ce dernier un Républicain bon teint. Tous les trois font l’objet de portraits personnels décapants.
J’ai évoqué, en janvier dernier, le livre de Max Fisher sur les réseaux sociaux[2]. Careless People est différent. Fisher a mené un patient travail d’enquête assez classique, selon une grille que je qualifierais de journalistique, et produit un exposé analytique sur l’industrie. Wynn-Williams joue sur un autre registre. C’est le témoignage de quelqu’un qui a vécu les choses de l’intérieur. Elle amène le lecteur dans les coulisses, derrière des portes closes.
Diplomate de carrière, Wynn-Williams a pratiquement forcé la porte de Facebook en 2011, pressentant que l’entreprise aurait besoin à brève échéance de jouer du coude à l’échelle globale. Il lui a fallu être convaincante. Personne ne voyait le besoin. Mais elle était très motivée à « bâtir un monde meilleur », persuadée qu’elle était que Facebook était la plus belle invention depuis le pain tranché. Facebook est entrée en bourse en 2012. Les années qui ont suivi, alors que Facebook montait en puissance partout dans le monde, ont été celles du dérapage, et pour l’autrice de la désillusion.
Careless People tient largement du règlement de compte. Présentement, Facebook s’affaire à discréditer le livre. Mais tout ce qu’il contient ne peut pas avoir été inventé, beaucoup de choses sont vérifiables, voire soutenues par des documents ou par des témoins, et on verra bien si l’entreprise sera en mesure de monter une réfutation crédible. Le portrait qui ressort est assez dévastateur, comme l’ont signalé les grands médias américains. Slate a écrit que c’est celui de « Facebook’s larger-than-life executives as flawed, awkward, and hypocritical humans »[3]. Wynn-Williams explique notamment comment Zuckerberg a menti au Congrès en pleine face.
Les révélations sont nombreuses, de même que beaucoup d’anecdotes qui sont parfois, au premier degré, simplement croustillantes, mais qui par leur accumulation finissent par former un portrait cohérent des personnages. On croise un Zuckerberg plutôt gauche, détaché du monde réel, et une Sheryl Sandberg égocentrique et plutôt bizarre (on nous la décrit déambulant en pyjama dans un jet privé, réclamant de l’autrice qu’elle vienne la rejoindre dans la seule couchette à bord).
Comme Fisher, dans The Chaos Machine, Wynn-Williams revient sur le massacre du Myanmar, qui n’aurait peut-être pas eu lieu sans Facebook. Elle nous fait comprendre que la direction de Facebook s’en fichait et ce qu’elle dit de cette affaire correspond assez bien à ce que raconte Fisher.
Révélations intéressantes, également, sur la Chine, un marché que Facebook voulait à tout prix pénétrer. Le plan : accepter toutes les directives du Parti communiste chinois en matière de filtration des contenus et partager avec lui les données personnelles des utilisateurs, sans égards aux conséquences. Oui, des gens pourraient être torturés ou exécutés, mais bon, c’est comme ça, faut ce qu’y faut.
Intéressant, également de lire ceci au sujet de l’élection américaine de 2016, alors que Zuckerberg, Musk, Bezos et autres sont devenus depuis les caniches de Donald Trump : « Over the course of the ten-hour flight to Lima, Elliot [le patron de l’autrice] patiently explains to Mark all the ways that Facebook basically handed the election to Donald Trump. It’s pretty fucking convincing and pretty fucking concerning. Facebook embedded staff in Trump’s campaign team in San Antonio for months, alongside Trump campaign programmers, ad copywriters, media buyers, network engineers, and data scientists. A Trump operative named Brad Parscale ran the operation toghether with the embedded Facebook staff, and he basically invented a new way for a political campaign to shitpost its way to the White House, targeting voters with misinformation, inflammatory posts, and fundraising messages » (p. 264). À noter ici, au-delà du fond, qu’il fallait expliquer ça à Zuckerberg. À l’époque, il affirmait qu’il était ridicule de croire que Facebook avait joué un rôle dans l’élection de Donald Trump.
Sans Facebook, sans Twitter, sans Fox News, Trump n’aurait jamais été élu, et nous ne serions pas dans la chnoutte dans laquelle nous sommes présentement.
Pour le moment, semble-t-il, on s’arrache le livre. De celui-ci on retient que Facebook, qui aurait pu prendre une autre route, est aux mains d’inconscients qui n’ont aucun sens moral ou éthique, instrumentalisés par ceux qui s’affairent à détruire la démocratie. Les mêmes questions se posent au sujet de X. Pourquoi des journalistes tiendraient-ils tant à faire ami-ami avec des compagnies qui n’ont que faire de la démocratie et de l’intérêt public ?
[1] Wynn-Williams, S., Careless People, A Cautionary Tale of Power, Greed, and Lost Idealism, Flatiron Books, 2025.
[2] Fisher, M., The Chaos Machine, The Inside Story of How Social Media Rewired Our Minds and the World, Back Bay Books, 2022.
[3] Pahwa, N., We read the Book That Mark Zuckerberg Doesn’t Want You to Read, Slate, 19 mars 2025.