L’entrevue réalisée par Stéphan Bureau avec le professeur Didier Raoult le 26 mai dernier[1] a fait un peu de bruit ces derniers jours. Pour certains, il ne fallait pas donner de temps d’antenne à M. Raoult et pour d’autres encore M. Bureau est passé un peu vite sur ce qu’il a appelé les questions qui fâchent. Mais étions-nous dans la sphère journalistique, ou dans une bonbonnière médiatique comme il y en a beaucoup, où l’on se lance des ballons de plage en échangeant des propos plaisants ? M. Bureau aurait été prévenu que mener cette entrevue entraînerait des risques pour sa carrière, mais de quelle carrière s’agit-il — journaliste, animateur, communicateur, producteur d’humour ou globe-trotter du dimanche ?
Je lisais en tout cas dans Le Devoir[2] que M. Bureau estimait qu’il avait mené une entrevue « sans complaisance », ce qui laisse entendre que nous étions dans la sphère journalistique. Si c’était le cas, l’entrevue a été d’une complaisance rare, au point où on peut se demander si l’intérêt public a été bien servi. D’une part, la liste des énormités attribuées au professeur Raoult a été ignorée[3], mais en filigrane, il y avait surtout cette impression générale qui prévalait, à l’effet que les attaques à son égard étaient probablement injustes, ou du moins exagérées, et que le scientifique était en quelque sorte une victime. C’est d’ailleurs sur cette note que l’entrevue est lancée. M. Raoult n’était pas sur le gril, loin s’en faut. Le public était plutôt convié au spectacle édifiant de gens de qualité échangeant des citations latines.
Chaque dimanche soir, Radio-Canada nous convie à des entrevues semblables, où les vraies questions ne sont pas soulevées, ou elles le sont mollement, ou sont vite évacuées, et personne ne se plaint. Parce qu’il ne s’agit pas de journalisme. Pour la rencontre Bureau-Raoult, c’était moins clair, semble-t-il. Il restera toujours que divertissement, pédanterie et journalisme ne font guère bon ménage. Et que la célèbre «distance journalistique», dont on parle trop peu, manque souvent à l’appel.
D’un pur point de vue journalistique, je ne vois pas pourquoi il faudrait poser le principe que certaines personnes ne devraient même pas être interviewées. C’est même le contraire. Ceux qui provoquent devraient absolument être tenus de s’expliquer. Et c’est le rôle des journalistes de les forcer à le faire. Ce qui compte, c’est l’intention, la manière, le format, la préparation, le courage et surtout l’obstination et la détermination.
On a assisté à une controverse du genre en 2017 aux États-Unis lorsque la nouvelle s’est propagée que Megyn Kelly, de NBC, allait interroger Alex Jones, un conspirationniste d’extrême-droite qui faisait et fait toujours des ravages. Je ne m’étends pas sur le cas de Jones, qui est un danger public, mais je résume avec l’aide de Gary Mason, du Globe and Mail : « Alex Jones is one of the most dangerous and vile Americans alive »[4].
Kellly a été très critiquée avant même que « l’entrevue » soit diffusée et des annonceurs de NBC ont retiré leurs publicités. Pour bien des gens, il ne fallait prêter le mégaphone à Jones sous aucun prétexte. Dans Vox, Julia Belluz a écrit quelques jours avant la diffusion : « Jones doesn’t live in reality, and Kelly’s interview risks validating him and disseminating his bullshit. It doesn’t leave space for context and debunking »[5].
Mais voilà, Kelly a piégé Jones, lui faisant miroiter une entrevue « équitable » (ce qu’il a compris comme voulant dire « complaisante », ce qui était plausible, car Kelly a fait ses classes à Fox News). Le produit fini n’était cependant pas une entrevue linéaire de laquelle Jones aurait pu prendre le contrôle, mais plutôt un reportage sur Jones, entrecoupé de quelques extraits soigneusement sélectionnés de l’entrevue. Gary Mason a écrit : « Over all, Ms. Kelly (and her editors) did a commendable job exposing Mr. Jones for what he is: a liar and a con man. He seemed exceedingly uncomfortable under the former lawyer’s cross-examination. Even while talking, it was clear Mr. Jones realized the humiliation he was suffering was not worth the national publicity he was receiving. It was nice to see him sweat and squirm ».
Il y a des risques, effectivement, mais il est dans l’intérêt public de confronter de tels personnages. Étant donné le rôle social confié aux journalistes, la presse n’a pas, dans de tels cas, à choisir entre confronter et laisser faire. Laisser faire, c’est se dérober à la mission.
© Michel Lemay, 2021
[1] Bien entendu, Radio-Canada, 26 mai 2021. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/bien-entendu/episodes/535498/rattrapage-du-mercredi-26-mai-2021
[2] Riopel, A. Trop de complaisance ? Le Devoir, 29 mai 2021.
[3] L’Agence Science-Presse en a relevé quelques-unes ici : https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/detecteur-rumeurs/2021/05/26/17-affirmations-douteuses-didier-raoult
[4] Mason, G., Jones and his ilk deserve the spotlight (prime-time exposure), Globe and Mail, 21 juin 2017.
[5] Belluz, J. NBC’s Megyn Kelly’s interview with Alex Jones is shaping up to be a disaster, 13 juin 2017.