Faut-il sauver le soldat Snowden?

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Nombreux sont ceux qui ont été surpris par la position prise en éditorial par le Washington Post, qui a exprimé ouvertement son opposition à un hypothétique pardon présidentiel pour Edward Snowden.[1] Je ne sais pas si c’est une première, mais comme l’a signalé le journaliste Glenn Greenwald,[2] aucun précédent ne vient à l’esprit : un quotidien majeur, très crédible, qui a jugé d’utilité publique les déclarations de sa source, qui les a soupesées et publiées, et qui s’est auréolé de gloire grâce à elles, lui refuse la sacro-sainte protection et l’indulgence que les médias ont offert dans le passé à bien des sources dont on pourrait discuter les motifs ou les actions. Certains ont relevé l’ironie : le Washington Post doit une partie de son capital de crédibilité à une source, Mark Felt, qui lui transmettait des informations confidentielles alors qu’il était no. 2 du FBI. Je parle ici, bien sûr, de Deep Throat et du scandale du Watergate. Aurait-il fallu que Snowden demande l’anonymat ?

Pour expliquer sa position, le Washington Post braque le projecteur sur le programme PRISM de la National Security Agency (NSA), dévoilé par Snowden, qui serait « manifestement légal » et dont « il ne serait pas solidement établi qu’il menace la protection de la vie privée ». Selon le quotidien, cette révélation et d’autres auraient « possiblement » causé des dommages importants à la sécurité nationale… selon un comité du Congrès. Mais on ne peut pas dire qu’à cet égard les preuves abondent, et il est permis de s’étonner que le journal ait adopté si rapidement, sans discuter, la version officielle. Pas beaucoup de traces ici du fameux scepticisme journalistique, et l’histoire a montré que dans de pareils cas il s’avère souvent justifié.

Avec PRISM, la NSA s’est branchée directement sur les serveurs de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, YouTube, PalTalk, AOL, Skype et Apple pour en extraire des conversations audio et vidéo, des courriels, des documents — donc du contenu, pas seulement des métadonnées — pourvu qu’une des deux parties à la communication puisse être présumée située à l’extérieur des États-Unis.[3] Légal, ou pas ? La question apparaît suffisamment complexe pour prendre avec des pincettes l’affirmation à l’emporte-pièce du Washington Post.

Aussi bien aux États-Unis qu’au Canada, il semble que les lois aient été rédigées dans des termes qui laissent de la place à l’interprétation, et que les agences concernées ne se gênent pas, justement, pour étirer les définitions. Bref, l’esprit de la loi, c’est une chose, la lettre c’en est une autre, et ce qui se passe dans la réalité une autre encore. Beaucoup de flou, par exemple, du côté du concept de « métadonnées ». On reconnaît sur papier des protections relativement étanches aux « contenus » de la communication, les données liées au « contenant » sont pour leur part nettement plus vulnérables. Or, pas mal d’informations personnelles sensibles ne sont en fin de compte ni vraiment du contenu, ni vraiment assimilables au contenant. Estimeriez-vous acceptable, par exemple, que l’on examine les recherches que vous faites sur Google et les sites web que vous visitez ? Ou qu’on vous suive à la trace virtuellement en listant tous les réseaux locaux à partir desquels vous vous branchez à Internet, à quel moment de la journée et pour combien de temps ? Ou qu’on accède aux données de géolocalisation de votre téléphone ? Contenant, ou contenu ?

L’équivalent canadien de la NSA est le Centre de la sécurité des télécommunications du Canada (CSTC), doté d’un budget annuel de 460 millions de dollars et comptant semble-t-il plus de 2000 employés. Le Canada, lui aussi, est à l’écoute. Le CSTC et la NSA travaillent très étroitement ensemble, et avec les agences équivalentes du Royaume-Uni, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, dans le cadre d’une organisation plus ou moins formelle surnommée Five Eyes. Ces agences ont convenu s’entraider, au premier chef pour échanger de l’information. Si ces pays, comme le Canada, ont des lois qui contraignent l’espionnage de leurs propres citoyens à l’intérieur de leurs frontières, il n’est pas déraisonnable de craindre que leurs agences demandent l’aide de leurs « collègues » pour faire par la porte d’en arrière ce qu’elles ne peuvent pas faire par la porte d’en avant. Lisa M. Austin, de la faculté de droit de l’Université de Toronto, écrit : « Apart from the issue of Canadians crossing the border and becoming directly subject to US jurisdiction, there is the issue of information sharing between the United States and Canada, as well as with other allies. If US authorities can collect information about Canadians on lower standards than are permitted within Canada, and then share this information with Canadian authorities, then this effectively creates and end-run around our constitutional guarantees even if it is, on some level, “lawful.” Although we do not know enough about Canadian practices to assess the seriousness of this worry, recent evidence suggests it is not that far-fetched. »[4]

Une grande partie du trafic Internet canadien, incluant le trafic intra-canadien, passe par les États-Unis, où il est exposé aux interceptions de la NSA : « Once the data flows beyond the border, it no longer enjoys Canadian constitutional and other legal safeguards. This means the NSA and other US agencies can legally intercept and analyze it without warrants or other judicial oversight. Furthermore, Canadians have no legal basis to challenge or remedy any abuses » écrivent Andrew Clement and Jonathan A. Obar, respectivement de l’Université de Toronto et de la University of Ontario Institute of Technology.[5]

Revenons à Snowden et au Washington Post. Même si l’on pose que PRISM est légal, cela ne change pas grand-chose au débat, car c’est un autre standard qui guide les décisions des journalistes dans leurs choix : l’intérêt public. Depuis quand faudrait-il que les médias se limitent à « exposer » ce qui est illégal ? Et en quoi mettrait-on la sécurité nationale à risque en expliquant au public que l’État, ou une de ses créatures plus ou moins sous contrôle, examine « légalement » leur activité sur Facebook ? Et si les médias devaient obtenir cette information, mais la retenir, serions-nous en droit de les blâmer ?

Comme l’a fait remarquer avec justesse l’éditrice de The Nation, Katrina vanden Heuvel, Snowden n’a pas agi « à la WikiLeaks », en catapultant sur la place publique le matériel brut qu’il avait accumulé et dérobé, sans se soucier des conséquences. Elle écrit : « Snowden didn’t make the choice of what secrets were published. That was made by reporters from responsible papers. In fact, as The Intercept’s Glenn Greenwald notes, the stories the editorial board [of the Washington Post] cites were determined by reporters and editors of The Post itself to be important to the public good… »[6] Bref, si la sécurité nationale a été mise à risque, et qu’il faut asseoir Snowden sur le banc des accusés, en toute logique le Washington Post devrait l’y rejoindre.

En faisant appel au jugement de la presse (The Intercept, The Guardian, le Washington Post), Snowden a marché dans les pas de Daniel Ellsberg, qui a déclenché l’affaire des Pentagon Papers, en 1971. À l’époque, le New York Times (et quelques jours plus tard le Washington Post) avait soigneusement examiné le matériel fourni par Ellsberg pour s’assurer d’une part de le rendre digeste et de le mettre en contexte, mais surtout pour veiller, en expurgeant ce qui devait l’être, à ne pas compromettre la sécurité nationale ou à ne pas mettre des personnes en danger par inadvertance. Le gouvernement américain, comme on le sait, a tenté devant les tribunaux de bloquer la publication en invoquant les risques pour la sécurité nationale, mais a échoué lamentablement. Erwin N. Griswold, qui a plaidé la cause au nom du gouvernement, a admis des années plus tard : « I have never seen any trace of a threat to the national security from the Pentagon Papers’ publication. Indeed, I have never seen it even suggested that there was an actual threat. »[7] Bref, il est maintenant admis que la couverture journalistique, voire le contenu intégral des Pentagon Papers était inoffensif, malgré les prétentions grandiloquentes de l’administration Nixon. Aurons-nous le même genre d’aveu dans l’affaire Snowden quand la poussière sera retombée ?

Dans les deux cas, Ellsberg et Snowden, ce sont des journalistes professionnels qui ont décidé de ce qui allait être publié, et sous quelle forme. Personne n’a forcé le Washington Post à parler de PRISM ou d’autres opérations de la NSA. Qu’on puisse utiliser aujourd’hui cet argument pour dire qu’un pardon ne fait pas partie des options qui pourraient permettre de dénouer la situation, alors que le journal a partagé un prix Pulitzer avec The Guardian dans cette affaire, et fait ses propres choix éditoriaux, est étonnant, pour dire le moins. En plus, certains l’ont fait remarquer à juste titre, le Washington Post envoie ici un drôle de signal aux lanceurs d’alerte potentiels.

La couverture de l’affaire Snowden, depuis 2013, a été relativement maigre au Québec, et souvent superficielle. Il faut, si l’on souhaite l’appréhender sérieusement, et surtout comprendre ses implications ici, se tourner notamment vers celle du Globe and Mail, où le journaliste Colin Freeze a sans relâche creusé la question depuis 2013.

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source. En 2014, l’auteur a publié VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information, chez Québec Amérique.

[1] No Pardon for Snowden, Washington Post, 17 septembre 2016.

[2] GREENWALD, Glenn, WashPost Makes History: First Paper to Call for Prosecution of Its Own Source (After Accepting Pulitzer), The Intercept, 18 septembre 2016.

[3] MILLS, Jon L., The Future of Privacy in the Surveillance Age, dans After Snowden, Privacy, Secrecy, and Security in the Information Age, sous la direction de Ronald GOLDFARB, Thomas Dunne Books, St. Martin’s Press, 2015.

[4] AUSTIN, Lisa M., Lawful Illegality: What Snowden Has Taught Us about the Legal Infrastructure of the Surveillance State, dans Law, Privacy and Surveillance in Canada in the Post-Snowden Era, sous la direction de Michael GEIST, University of Ottawa Press, p. 118.

[5] CLEMENT, Andrew et OBAR, Jonathan. A., Canadian Internet “Boomerang” Traffic and Mass NSA Surveillance: Responding to Privacy and Network Sovereignty Challenges, dans Geist, op. cit., p. 27.

[6] VANDEN HEUVEL, Katrina, Edward Snowden is the perfect candidate for a presidential pardon, Washington Post, 20 septembre 2016.

[7] Dans une lettre ouverte publiée dans le Washington Post, publiée le 15 février 1989. Voir BRADLEE, Ben, A Good Life, Touchstone Books, 1995, p. 323.