Il y a 50 ans: les Pentagon Papers

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Il y a 50 ans, le dimanche 13 juin 1971, le New York Times publiait le premier d’une série de dix articles sur l’histoire de la guerre du Vietnam, alors toujours en cours. L’affaire des Pentagon Papers est devenue un point tournant dans l’histoire de la presse lorsque le gouvernement a ordonné au quotidien de cesser immédiatement la publication, au nom de la sécurité nationale. Le New York Times a refusé et l’affaire s’est transportée vers les tribunaux, qui ont dans un premier temps ordonné la suspension temporaire de la publication. La décision ultime de la Cour suprême, le 30 juin, a cristallisé le principe de la liberté et de l’indépendance de la presse. C’est du moins l’idée générale que l’histoire a retenue.

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Les Pentagon Papers sont une histoire complète, sans fard, de la guerre du Vietnam, qui n’était pas destinée à devenir publique, du moins de manière contemporaine. Elle a été rédigée de 1967 à 1968 par 36 analystes, à la demande de Robert McNamara, Secrétaire à la défense sous les administrations démocrates de Kennedy et Johnson (1961-1968), puis classée top secret. Ses 47 volumes totalisent 7 000 pages (3 000 pages d’analyse, 4 000 pages de documents gouvernementaux référencés). Au moment des faits, quinze copies en avaient été faites, et très peu de gens — en fait à peu près personne — ne l’avaient lue ou savaient même qu’elle existait.

Au delà de tous les secrets qui y étaient exposés et de l’intérêt intrinsèque que l’étude présentait, les documents faisaient surtout la démonstration que les administrations de Kennedy et Johnson avaient servi au public et au Congrès une version édulcorée de ce qui se passait au Vietnam — c’est ce qui était le plus explosif. Quatre des 47 volumes, qui se concentraient sur les échanges et tractations diplomatiques survenus entre 1964 et 1968, contenaient des informations particulièrement délicates (par exemple, des pays tiers ont agi dans l’ombre pour intercéder en faveur de la libération de prisonniers de guerre américains, alors que leurs opinions publiques respectives n’auraient pas nécessairement été favorables à un tel « appui » aux États-Unis).

Un journaliste de 34 ans du New York Times qui connaissait très bien le Vietnam, Neil Sheehan, reçoit au début de 1971 un appel de Daniel Ellsberg, un ex-marine, maintenant spécialiste des questions stratégiques à la RAND Corporation, une organisation proche du Pentagone installée sur la côte ouest. Sheehan et Ellsberg se sont connus au Vietnam. Ellsberg est familier des Pentagon Papers, qu’on appelle alors les « McNamara Papers », il a contribué à leur rédaction.

De plus en plus sceptique face à la démarche américaine au Vietnam, qu’il a longtemps soutenue, de plus en plus persuadé que la politique de Nixon en est une d’escalade vouée à l’échec, les convictions de Ellsberg ont changé. Il a fait une copie clandestine des documents en 1969. Il s’est ensuite mis en contact avec le sénateur J. William Fulbright, président du Comité des relations étrangères du Sénat. Ellsberg a remis à Fulbright quelques documents et un résumé de l’étude, dans l’espoir que celui-ci rende le tout public au cours d’audiences publiques de son comité. Ce que Fulbright n’a pas voulu faire. Après une autre tentative infructueuse auprès du sénateur George McGovern, en janvier 1971, Ellsberg en est venu à se retourner vers les médias, d’où son appel à ce journaliste du New York Times qu’il a croisé au Vietnam.

Sheehan et Ellsberg se rencontrent le 28 février. Ellsberg semble alors décidé à couler les documents et à devenir une source confidentielle. Seul Sheehan connaîtra son identité, personne de la hiérarchie du New York Times ne sera mis dans le coup. Ellsberg veut des garanties que le matériel sera publié, Sheehan rétorque qu’il doit l’examiner avant de s’engager, et qu’il devra convaincre ses patrons. Le 19 mars, Ellsberg confie à Sheehan la clé d’un appartement de Cambridge où il a laissé les documents, à l’exception des quatre volumes portant sur l’histoire diplomatique de la guerre, qu’Ellsberg estime trop sensibles. L’objectif est de permettre à Sheehan de se faire une idée. Mais en un week-end, Sheehan et sa femme photocopient le tout, apparemment sans l’accord explicite de Ellsberg. Au New York Times, où personne ne sait encore rien de ce qui se trame, on grogne un peu devant la facture de photocopie de 1500 $.

Sheehan et un autre journaliste passent ensuite deux semaines à examiner le matériel, en déterminer l’intérêt, mesurer les risques pour la sécurité nationale qu’il pourrait y avoir à révéler certaines informations.

Sheehan est invité à convaincre une douzaine de ses collègues et supérieurs lors d’une réunion à Washington, le 20 avril. Il ne nomme pas « ses sources », mais explique les tenants et aboutissants de l’affaire. Les journalistes rassemblés doivent décider s’il y a une « histoire », et si oui, à quoi elle tient. Sheehan fait la démonstration que les documents prouvent que le gouvernement américain, sous les administrations Kennedy et Johnson, a systématiquement induit les Américains en erreur quant aux motifs de la présence américaine au Vietnam, aux risques encourus, à la durée probable et aux coûts du conflit. Ont été cachés au public, par exemple, des bombardements au Cambodge et au Laos. À ce seul titre, les Pentagon Papers apparaissent manifestement d’intérêt public. À ceux qui doutent de la légitimité du projet, Sheehan répond que « les documents n’appartiennent ni à Johnson, ni à Nixon, ni à McNamara, ni à Kissinger, ils appartiennent aux peuples d’Amérique et d’Indochine, qui les ont payés de leur sang ».

Malgré l’énormité du scoop potentiel, le New York Times hésite. Devant la taille monumentale de la fuite et le caractère sensible des documents, Abe Rosenthal, le rédacteur en chef, se demande si le fait de rendre publique une telle quantité de documents secrets pourrait avoir un impact négatif sur le fonctionnement même du gouvernement dans le futur, en incitant les fonctionnaires à l’auto-censure, et s’il y a des risques d’une autre nature, en matière de sécurité nationale par exemple. Rosenthal fait examiner une cinquantaine de livres publiés au fil des ans par d’ex-membres des administrations précédentes, pour constater que la publication a posteriori d’informations secrètes est courante, mais il n’est rassuré qu’à moitié. Autre sujet d’inquiétude, la question de l’authenticité des documents. Sheehan ne veut pas identifier sa source, et si sa bonne foi à lui n’est pas en cause, on ne peut exclure qu’il soit en train de se faire rouler. Le matériel sera donc soumis à une foule de vérifications minutieuses.

Envisageant maintenant la publication, le Times doit alors trancher plusieurs questions. Va-t-il publier tout d’un seul coup, ou répartir sur plusieurs jours ? Va-t-il publier les documents bruts, selon la formule qu’adoptera plus tard WikiLeaks, au risque d’aggraver les risques qu’il court ? Ou va-t-il demander à des journalistes de les éplucher et d’écrire des articles basés sur eux ? Avec le recul, il peut sembler curieux qu’on ait vu là un dilemme. Mais à l’époque, la question a bel et bien forcé une réflexion sur la nature même du journalisme et sur sa « valeur ajoutée ». Forcé une réflexion, aussi, sur la capacité du public d’interpréter les documents bruts, sans explications. Le Times a adopté une approche hybride : dix articles de ses reporteurs, accompagnés de la publication d’une foule de documents.

Intéressant également d’examiner la réflexion de Sheehan. Trois approches journalistiques lui semblaient possibles. La première, ignorer les 3 000 pages d’analyse contenues dans les Pentagon Papers, pour plutôt « réinterpréter » l’histoire à la lumière des documents annexés. Cette approche aurait fait des journalistes des historiens, elle a été écartée. Deuxième approche, retourner interviewer les décideurs, afin de jeter un nouvel éclairage sur les principaux événements de la guerre. Approche également rejetée, pour les mêmes motifs. Troisième approche, celle qui a été retenue, décrire et expliquer les interprétations faites par les analystes et laisser le public juger.

L’équipe est loin d’être certaine de son coup. Les enjeux sont majeurs. C’est carrément l’avenir du journal qui est dans la balance. On demande son avis à Louis Loeb, conseiller juridique externe du journal depuis 1948. Mis au fait de ce qui se passe, il n’en revient pas et il est furieux : le Times fait partie de l’Establishment, et la presse de l’Establishment ne défie pas le gouvernement. C’est la tradition du New York Times, fait-il valoir, et jamais le fondateur du New York Timesmoderne, Adolph Ochs (1858-1935) n’aurait publié ce genre de documents. Loeb ne veut même pas examiner les documents. Il est d’avis qu’y jeter un coup d’œil est un crime, et que s’il le faisait il aurait l’obligation de prévenir le gouvernement de ce qui se trame chez son client. Selon Loeb, advenant la publication, le New York Times et ses responsables s’exposeraient à des poursuites en vertu du Espionage Act et les conséquences pourraient être extrêmement lourdes. La Loi en question stipule qu’il est interdit à quiconque entrant en possession d’information relative à la défense nationale sans y être autorisé de communiquer ladite information à une tierce partie qui, elle aussi, n’y est pas autorisée, dans la mesure où cela peut nuire aux États-Unis.

James Goodale, avocat interne, propose une doctrine différente, à savoir que non seulement le Times peut publier, mais que le Premier amendement lui fait l’obligation de publier. Il invoque le droit du public à l’information. Le journal détient une information d’un énorme intérêt public, il n’a pas le droit de la dissimuler. Par contre, Goodale admet qu’il est possible que l’administration Nixon poursuive le Times et tente même d’obtenir une injonction pour interdire ou faire cesser la publication. Plusieurs cadres du Times sont convaincus que cette histoire pourrait les mener carrément en prison. L’éditeur, Arthur O. « Punch » Sulzberger, avouera plus tard que lorsqu’il a vu les documents pour la première fois, sa première réaction a été de se dire qu’il risquait entre 20 ans et la perpétuité.

L’affaire des Pentagon Papers s’inscrit dans une évolution marquée des rapports entre la presse et le gouvernement américain et on peut sans doute la qualifier de point de bascule. Les années 50 ont été marquées par la guerre froide. La chasse aux sorcières anti-communiste a mené aux abus du McCarthysme, que les médias, de manière générale, n’ont pas dénoncés, sinon tardivement. Dans les années 60, nous étions encore devant une presse qui était relativement déférente par rapport au pouvoir – on n’a qu’à penser à quel point elle s’est refusée, par exemple, à couvrir la vie privée d’un Kennedy, alors qu’elle va se délecter de celle de Clinton trente ans plus tard. Les journalistes et les élus, surtout à Washington, sont à l’époque d’un même monde feutré, fait de conversations « off-the-record » et de « gentlemen agreements ». Les uns conseillent les autres et dînent en ville entre eux, et il n’est pas rare de voir des journalistes arrondir leurs fins de mois en écrivant des discours politiques.

Au fil des années 60, cependant, la page éditoriale du New York Times hésite de moins en moins à se montrer critique de la politique américaine au Vietnam. Fin 1966, Harrison Salisbury, du Times, réussit à obtenir un visa pour entrer au Vietnam du Nord. Ses reportages en provenance de Hanoi irritent considérablement le gouvernement des États-Unis, surtout lorsque Salisbury rend compte du bombardement de civils par les Américains – ce que le Département de la défense est bientôt obligé d’admettre. Par dérision, des journalistes du New York Times se verront alors accueillir à la Maison-Blanche sous le quolibet de représentants du « Hanoi Times ».

Le 23 février 1971, quelques mois avant que n’éclate l’affaire des Pentagon Papers, le réseau CBS diffuse un documentaire (« The Selling of the Pentagon ») qui montre que le Département de la défense orchestre une vaste opération de propagande, aux frais des contribuables, pour servir les intérêts du complexe militaro-industriel. La chose est immédiatement perçue par l’administration Nixon comme une attaque directe envers elle en provenance d’une gauche qu’il abhorre. Le vice-président d’alors, Spiro Agnew, passé à l’histoire comme l’homme de main de l’administration quand il faut s’attaquer aux médias, est envoyé au front pour faire la démonstration que CBS a perverti les faits. Un sous-comité du congrès déclenche une enquête sur le documentaire, convoque le président de CBS, et réclame tout le matériel brut accumulé par les journalistes. CBS refuse.

On peut donc dire qu’une époque est en train de s’achever, qui voyait journalistes et élus réunis dans une relation de proximité incestueuse. Mais de nombreux politiques n’ont pas encore saisi et s’étonnent de voir les médias redresser l’échine, sortir des convenances.

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Dans l’immédiat, dans le dossier des Pentagon Papers, les « conspirateurs » du New York Times craignent surtout deux choses : le FBI, qui d’ailleurs soupçonne Ellsberg, il le sait, et qui pourrait, pourquoi pas, débarquer sans crier gare. Et la concurrence, qui pourrait piquer son scoop potentiel au Times. Car qui dit que la source, si elle estime que le Times tergiverse, et il en a l’air, n’ira pas frapper à une autre porte ? L’opération va donc se faire dans le plus grand secret, même à l’intérieur des murs du New York Times, où elle sera menée sous le nom de code Projet X. Sheehan se voit confier une équipe pour l’aider, qu’on installe incognito dans un hôtel. Des semaines de travail seront consacrées à classer et à examiner les documents pour en tirer l’essentiel. Un premier jet sera prêt le 18 mai. En plus de Sheehan, les journalistes qui ont signé les articles sont Fox Butterfield, Hedrick Smith et E.W. Kenworthy.

Le 12 mai a lieu une nouvelle réunion avec les avocats. Cette fois, Loeb est accompagné de Herbert Brownell, qui a été membre de l’administration Eisenhower. Personne de la salle de rédaction n’assiste à la rencontre, présidée par Sulzberger, qui est notamment accompagné de Goodale. De nouveau, les avocats externes se prononcent fermement contre la publication et affirment que le Times sera vraisemblablement poursuivi. Sulzberger, qui n’a alors jamais vu les documents, ni les articles qu’on va en tirer, écoute, prend note, et ne se prononce pas.

Il faudra plusieurs semaines pour que Sulzberger se rende finalement aux arguments de ses journalistes, notamment le rédacteur en chef Abe Rosenthal et le chroniqueur vedette James « Scotty » Reston, qui sont maintenant convaincus qu’il faut aller de l’avant. Il ne donne son accord final que le 11 juin, pour dix articles de six pages, à être publiés pendant dix jours consécutifs à partir du dimanche 13 juin[1].

Au moment où il attrape son New York Times du dimanche 13 juin 1971, c’est surtout l’article de la une portant sur le mariage de sa fille, survenu la veille, qui intéresse le président Nixon. Lorsqu’il prend connaissance de l’article de Sheehan (« Vietnam Archive : Pentagon study traces 3 decades of growing U. S. involvement »), il n’en est pas particulièrement alarmé. Au premier abord, il estime que ce sont surtout les deux administrations démocrates ayant précédé la sienne qui sont mises en cause, et son premier réflexe est de passer outre. Il ne peut s’empêcher, cependant, de déplorer la fuite. La réaction est semblable au Département de la justice, où personne ne grimpe dans les rideaux. Il faut dire que peu de gens, dans l’administration Nixon, sont familiers avec le contenu des « Archives » et donc vraiment capables, à ce stade, d’apprécier ce qui est en train de se passer.

Au New York Times, où l’on retient son souffle, la journée du dimanche se passe plutôt tranquillement – au point où certains se demandent si le scoop en est bien un. Alors que, l’estomac noué, on attendait une descente du FBI, et qu’on craignait de finir la journée menottes aux poings, il ne se passe littéralement rien. Certains journalistes demandent en douce à des relations d’envoyer des messages de félicitations à Sulzberger, histoire de l’encourager.

C’est Henry Kissinger, alors conseiller du président en matière de sécurité nationale (il deviendra Secrétaire d’État en 1973), qui va faire basculer les choses. Selon lui, laisser le Times s’en tirer sans réagir affaiblirait considérablement l’administration, qui serait perçue par les gouvernements étrangers comme incapable et peu soucieuse de protéger ses secrets. Ne rien faire reviendrait également à encourager d’autres fuites. Kissinger a bien travaillé, et dès lundi matin, alors que paraît le deuxième article du New York Times, Nixon a changé d’attitude : il est furieux contre le quotidien, il veut savoir d’où vient la fuite, et il veut que l’administration prenne action. Il va trouver un allié en la personne de Robert « Crazy Bob » Mardian, au Département de la justice. Celui-ci est arrivé de Los Angeles pendant la nuit. Il ne connaissait pas l’existence des Pentagon Papers, il ne sait rien de leur contenu, mais il n’est pas content. Les documents sont classés top secret et cela lui suffit. Il ordonne un examen des documents, pour conclure immédiatement que la fuite est sérieuse et que la sécurité nationale est en jeu. Mardian est particulièrement préoccupé, semble-t-il, par les quatre volumes qui couvrent l’angle diplomatique, qui sont les plus sensibles. Cette idée va teinter considérablement sa réaction, et dans la foulée celle de l’administration. Pourtant, le New York Times a expliqué publiquement dès le 13 juin qu’il ne détenait pas ces quatre volumes.

Un qui ne tient pas en place, c’est Ben Bradlee, rédacteur en chef du Washington Post. Il a saisi, lui, que le New York Times détient un scoop de première grandeur. Membre de la direction du quotidien depuis 1965, l’ambition de Bradlee est de faire du Washington Post l’égal du New York Times, et il piaffe d’impatience. Ce scoop de son rival l’horripile. Il demande à son équipe de mettre la main sur les Pentagon Papers.

En fin de journée, le lundi 14 juin, l’administration Nixon lâche les chiens. Sulzberger est à Londres, au Savoy, lorsqu’on le réveille à deux heures du matin. Au bout du fil, à New York, il a son équipe de direction. Les presses sont prêtes à démarrer pour l’édition du mardi, qui comporte le troisième volet de la série. Mais le New York Times vient de recevoir un télégramme du Secrétaire à la justice, John N. Mitchell. C’est une mise en demeure formelle de cesser immédiatement la publication. Les dommages à la sécurité nationale pourraient être irréparables, dit Mitchell, qui invoque comme on l’avait pressenti le Espionage Act. C’est le moment de vérité : pour la première fois dans l’histoire, l’État cherche à museler la presse.

Mais l’équipe du Times, sous pression, a fait son lit. Elle est d’avis qu’il faut défier le gouvernement. Pour elle, le vin est tiré et il faut le boire. Mais c’est Sulzberger qui a le dernier mot. « Que dit Loeb ? », demande celui-ci. « Il dit qu’il faut arrêter la publication » lui répond-on. Sulzberger, apparemment sans grande hésitation, met fin au suspense. Il choisit d’écouter ses journalistes, pas son avocat, qui d’ailleurs ne le sera bientôt plus. Il donne son feu vert, les presses se mettent en route.

Ce soir-là, McNamara dînait privément avec Scotty Reston. Lorsque celui-ci est consulté par téléphone sur la réponse formelle que le journal souhaite envoyer à Mitchell, McNamara, qui approuvait la publication, s’en mêle. Le Timesprévoyait écrire qu’il « allait se conformer aux décisions des tribunaux », McNamara insiste pour qu’on écrive plutôt « à la décision du plus haut tribunal ». La formule finalement retenue fut : « We will of course abide by the final decision of the Court ». Le changement se révélera important. Sans lui, le Times se serait engagé à cesser de publier dès lors qu’un tribunal, n’importe lequel, l’aurait ordonné. Nous avions donc ici l’ancien Secrétaire à la défense qui aidait le Times dans sa stratégie de réponse. C’était une autre époque.

Devant le défi lancé par le journal, le lendemain, mardi 15 juin, les rouages de la justice s’enclenchent pour de bon. Le gouvernement donne suite à sa menace. Les questions de droit soulevées sont complexes et importantes, et pourtant tout va se jouer en deux semaines – un sprint juridique sans précédent. Et à ce moment, à part Sheehan et ses collaborateurs immédiats, à peu près personne ne sait ce qui se trouve vraiment dans les documents.

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Quant à sa stratégie juridique, l’administration américaine avait alors à décider entre deux approches : s’attaquer à démontrer que le Times a commis un crime en publiant des informations sensibles en matière de sécurité nationale, et le poursuivre à ce titre, parce qu’il a causé des dommages ; ou demander à la Cour d’interdire carrément la publication sur la base que les documents sont classés top secret, point à la ligne. C’est cette dernière stratégie, a priori moins exigeante, qui est retenue.

Le New York Times, pour sa part, doit pour se défendre trancher une question fondamentale liée à la liberté de presse. Va-t-il prétendre que le Premier amendement, qui garantit la liberté de presse, rend inconstitutionnelle toute tentative d’empêcher la publication, ou va-t-il plutôt concéder qu’un tel recours est possible à certaines conditions, mais qui ne sont pas présentes en l’occurrence ? Le Premier amendement, pris au pied de la lettre, ne dit pas qu’une interdiction de publication est inconcevable, mais plutôt que le Congrès ne peut pas faire de loi limitant la liberté de presse. Un tribunal, qui n’est pas le Congrès, pourrait donc imposer une interdiction de publication dans certaines circonstances, en vertu des lois existantes. Pour le Times, le choix entre ces deux stratégies est déchirant, puisque la cause, dont on soupçonne qu’elle se rendra en Cour suprême, risque d’affecter durablement l’interprétation du concept de liberté de presse. Au final, dans ce qui apparaîtra à certains comme un compromis discutable, on opte pour la position la moins dogmatique, qui est aussi celle qui a le plus de chance de mener à une victoire.

Le mardi 15 juin, le juge Murray I. Gurfein, de la Cour du district de New York, convaincu ni par le Times, ni par le gouvernement, mais pressé par le temps alors que les presses vont bientôt devoir se mettre en route pour l’édition du mercredi 16 juin, demande au Times de surseoir volontairement à la publication. Le journal refuse. Le juge ordonne alors la suspension temporaire de la publication. Il convoque les parties pour le vendredi 18 juin pour disposer de la question de fond. Le Times obtempère, l’article du 16 juin, le quatrième de la série, n’est pas publié.

Ellsberg réagit en offrant les Pentagon Papers aux trois grands réseaux de télévision américains. Les trois refusent de les recevoir. C’était vraiment une autre époque.

Mardian entend gagner cette cause en s’appuyant principalement sur le fait que, puisque l’information est top secret, elle est par définition interdite de publication, et que le gouvernement n’a pas à faire la preuve que les documents peuvent entraîner des risques spécifiques pour la sécurité nationale. Il va pousser cette approche très loin. Les avocats du gouvernement sont ainsi désarçonnés lorsque trois experts, mis à leur disposition comme témoins, refusent de pointer, dans les documents, des passages susceptibles de représenter un danger pour le pays. Les documents sont secrets, donc le gouvernement ne partagera pas ce type d’informations, même avec ses propres avocats. Ainsi en va-t-il de la stratégie « tout ou rien » de Mardian. Elle va s’avérer une mauvaise idée, mais il semble bien qu’il n’y en avait pas de bonnes.

Le New York Times doit de son côté décider ce qu’il fera si les tribunaux lui ordonnent d’obtempérer. Va-t-il défier la Cour, au nom du Premier amendement, ou va-t-il plier l’échine ? Pour Rosenthal, ce dernier choix reviendrait à poser que les tribunaux peuvent décider ce que les journaux publient ou pas, une idée qu’il ne peut accepter. Jeudi soir, le 17 juin, il regrettait que la réponse envoyée à Mitchell ait contenu une promesse de respecter le jugement. Mais pour Alexander Bickel, l’avocat qui était alors aux commandes de la procédure, le Times ne pouvait faire appel à la justice pour corriger un abus de pouvoir, et du même souffle refuser la décision qui serait rendue. Au final, c’est Sulzberger qui a tranché : la décision des tribunaux serait respectée — les médias, en définitive, ne sont pas au-dessus de la loi.

Vendredi le 18 juin, l’administration n’arrive pas à faire la démonstration devant le juge que la publication entraîne des risques sérieux pour la sécurité nationale. Sur 7 000 pages, suggère le juge au gouvernement, il y a sûrement du matériel d’intérêt public dont la publication ne présente pas de risque. Mais l’administration se montre inflexible. Le matériel a été légalement qualifié de secret, et pour elle l’histoire devrait s’arrêter là. Gurfein insiste pour qu’on lui indique, dans les Pentagon Papers, des passages qui mettraient la nation en danger s’ils étaient publiés, sans succès.

Samedi le 19 juin, Gurfein rend sa décision. Elle va s’avérer historique. Il refuse la demande d’injonction et autorise le New York Times à poursuivre la publication. Pour le juge : « The Security of the Nation is not at the remparts alone. Security also lies in the value of our free institutions. A cantankerous press, an obstinate press, an ubiquitous press must be suffered by those in authority in order to preserve the even greater values of freedom of expression and the right of people to know… In the last analysis it is not merely the opinion of the editorial writer or of the columnist which is protected by the First Amendment. It is the free flow of information so that the public will be informed about the Government and its actions ».

Le New York Times va cependant demeurer bloqué, puisque le gouvernement demande et obtient immédiatement une prolongation de l’injonction temporaire et porte la cause en appel.

Les audiences se tiennent les 21 et 22 juin. L’administration tente de nouveau de faire valoir ses arguments, largement basés sur le fait que le New York Times ne peut s’arroger le droit de publier un document top secret. Mais les Pentagon Papers contiennent des documents qui remontent à 1940, d’autres qui sont du domaine public, et il est notoire que le gouvernement a la main lourde lorsque vient le moment de classifier quelque document que ce soit. Les juges demandent au Times pourquoi ils n’ont pas consulté l’administration avant de publier, ce qui aurait permis de s’assurer de l’innocuité de ses articles. La question peut paraître de pure forme, puisqu’au premier chef on voit mal un média détenant un scoop vendre lui-même la mèche avant publication, d’une part, mais surtout, d’autre part, on l’imagine mal ainsi diluer lui-même sa liberté d’agir et poser le principe, en somme, qu’il faut parfois demander l’autorisation de publier. Pourtant, les avocats du Times doivent reconnaître que le quotidien a, dans le passé, mené de telles consultations préalables sur des questions manifestement sensibles, mais qu’il a jugé cette fois que le contenu des Pentagon Papers ne commandait pas ce genre de précautions.

Le 23 juin, la Cour d’appel annonce qu’elle ne tranchera pas la question de fond. Elle retourne le dossier à Gurfein, et prolonge en attendant l’interdiction temporaire de publication. Le gouvernement, en somme, se voit accorder une deuxième chance en première instance.

***

Entre-temps, le Washington Post a réussi à obtenir d’Ellsberg environ 4 400 pages des Pentagon Papers. Le jeudi 17 juin à 10 h 30, les documents arrivent à la résidence de Bradlee, où les attendent les journalistes qui vont fébrilement se mettre à la tâche, en vue d’une publication le lendemain. Contrairement au Times, qui a eu plusieurs semaines, le Post a une douzaine d’heures devant lui. Les avocats du Post, comme ceux du Times, déconseillent fortement la publication, au nom de la sécurité nationale. Et ils ont l’appui du président du conseil d’administration, Frederick Beebe. L’instinct de journaliste de Bradlee lui souffle pourtant qu’il lui faut publier. Dans quelques heures, estime-t-il, le tout Washington saura que le Post a les documents, et s’il ne fait rien, une occasion unique de s’associer à la lutte du New York Times pour la liberté de presse sera perdue, et le prestige du Post terni. Bradlee décide en milieu d’après-midi qu’il veut une autre opinion juridique. Il tente de communiquer avec un de ses amis, à Chicago, Edward B. Williams. Mais Williams est au tribunal. Bradlee appelle l’éditeur du Chicago Sun-Times et lui demande d’envoyer un garçon de course au Palais de justice avec un message pour Williams l’enjoignant de requérir immédiatement une suspension d’audience et de l’appeler de toute urgence. Williams appelle peu après, Bradlee lui expose brièvement la situation. Williams lui donne son avis, qui n’est pas sans rappeler le raisonnement de Goodale : « Vous devez publier ».

Katharine Graham, éditrice du Washington Post, est en plein dîner mondain ce soir-là lorsqu’on la demande au téléphone. Bradlee, Beebe et d’autres sont en ligne. Il n’y a toujours pas de consensus sur ce qu’il convient de faire, et les presses doivent commencer à tourner incessamment. Graham écoute Bradlee et Beebe. Le premier est véhément, et évoque le prestige du Washington Post. Ce qui frappe ensuite Graham, c’est que Beebe, bien qu’opposé à la publication, ne présente ses arguments que mollement, et insiste pour dire à Graham que chaque position est défendable. Graham prend sa décision sur le champ. C’est un feu vert.

L’article du Washington Post du vendredi 18 juin lui vaut évidemment un appel de l’administration lui demandant de cesser la publication. Bradlee refuse. S’en suit une convocation immédiate en Cour, le même jour à 17 h 00. Le juge, Gerhard A. Gesell, va refuser la demande d’injonction temporaire du gouvernement à 20 h 05, tout en signifiant au Post qu’il joue avec le feu. Le gouvernement fait immédiatement appel, et la cause est entendue le soir même à 21 h 45. À 1 h 20, le samedi 19 juin, alors que l’édition du samedi du Washington Post est déjà sortie, la Cour d’appel tranche : la décision de Gesell est renversée et on lui demande de réexaminer le dossier le lundi suivant. Entre-temps, la publication est interdite. Encore une fois, le gouvernement gagne une deuxième chance.

Gesell rouvre donc le dossier du Washington Post le lundi suivant, réentend les parties, et rend sa décision en fin de journée. Choqué par la décision de Gurfein dans le dossier du New York Times, Mardian a commencé à assouplir sa position. Les avocats du gouvernement présentent un certain nombre de « cas » susceptibles d’illustrer sa prétention que les documents sont dangereux. Mais la démonstration n’est pas convaincante, et de nouveau, Gesell donne raison au Washington Post. L’administration fait immédiatement appel, et la Cour d’appel accepte d’examiner le dossier dès le lendemain, mardi 22 juin. Mardi matin, donc à quelques heures d’avis, John N. Mitchell demande au solliciteur général Erwin N. Griswold de plaider la cause. Griswold part de zéro, il n’a pas la moindre idée de ce qu’il y a dans les Pentagon Papers. Il déclarera quelques années plus tard que ce fut la pire plaidoirie de sa vie, et qu’il n’avait aucune idée de quoi il parlait[2]. Tard le mercredi 23 juin, la Cour d’Appel rend une décision favorable au Washington Post (7-2), tout en maintenant l’injonction temporaire pour donner le temps à l’administration d’en appeler en Cour suprême.

Le New York Times, pour sa part, est alors en mauvaise posture. Son dossier est en route pour retourner chez le juge Gurfein, qui semble sympathique à sa cause, mais si le Washington Post gagne rapidement en Cour suprême il pourra reprendre la publication tout de suite, et pas le Times. En effet, même s’il gagne de nouveau devant Gurfein, le gouvernement va certainement en appeler et le bal va reprendre. Le 24 juin, le New York Times décide donc plutôt de faire appel à la Cour suprême de la décision de la Cour d’appel. Son dossier ne retournera pas chez Gurfein : les deux causes sont donc en route pour la Cour suprême, où elles seront traitées conjointement.

Entre-temps, le gouvernement a fort à faire pour contenir les fuites, ça coule de partout. Le Boston Globe, le Chicago Sun-Times, le St-Louis Post-Dispatch ont tous mis la main sur au moins une partie des documents et ne laissent pas passer l’occasion.

La Cour suprême entend les plaidoiries le samedi 26 juin. Le Times fait notamment valoir que le gouvernement a alors eu amplement l’opportunité de démontrer que la publication des documents pouvait nuire à la sécurité nationale, et qu’il a lamentablement échoué. Pourtant, les journaux sont alors toujours sous injonction, malgré l’importance accordée par la Constitution à la liberté de presse. Le Washington Post fait semblablement la démonstration que le gouvernement n’a pas présenté la moindre preuve d’un risque tangible pour la sécurité nationale.

Le gouvernement, pour sa part, joue sa dernière carte. L’avocat principal, toujours Griswold, prend finalement ses distances de l’argumentation basée jusque là sur la classification top secret des documents. Il fait son possible pour argumenter sur le fond des choses, mais il est tard, et lui et son équipe ne maîtrisent pas la question. Il fait valoir qu’il ne sait pas quels documents exactement sont en possession des journaux et il énumère quelques éléments qui, selon lui, posent un risque pour la sécurité nationale. Par ailleurs, le gouvernement n’ayant pas réussi à prouver jusque-là que les documents faisaient courir un risque « grave et immédiat », ce que lui demandait la doctrine d’alors, il se rabat sur un argument qui voudrait que la démonstration que le risque est « grave et irréparable » devrait plutôt s’appliquer, espérant ainsi alléger son fardeau. En somme, il concède que la publication n’entraînera pas nécessairement de conséquences spectaculaires à court terme, mais que les relations diplomatiques des États-Unis, par exemple, pourraient souffrir considérablement de la publication d’une partie des Pentagon Papers, avec de graves conséquences.

Le point final intervient le 30 juin avec une décision majoritaire 6-3 de la Cour suprême en faveur des journaux, la Cour se déclarant d’accord avec la décision du juge Gurfein. En deux mots, la Cour constate que le gouvernement n’a pas réussi à faire la démonstration que la sécurité nationale était en jeu au point de restreindre un droit fondamental protégé par la Constitution, et ce même si les avocats représentant les journaux ont eux-mêmes plaidé devant les juges que la liberté de presse n’est pas absolue. En substance, la Cour suprême se dit d’accord avec les tribunaux de première instance. Au New York Times et au Washington Post, on reprend immédiatement la publication. Le Secrétaire à la défense, Melvin Laird, dira plus tard à Nixon que selon lui 95 % des Pentagon Papers auraient pu être déclassifiés.

Daniel Ellsberg, la source, a été poursuivi en vertu du Espionage Act. Les accusations auraient pu lui valoir 115 ans de prison. Son procès, quelque peu mouvementé, a eu lieu en 1973, en plein Watergate. Toutes les charges ont été abandonnées.

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Bien qu’elle représente un moment important dans l’histoire de la liberté de presse, un moment mythique même, la victoire du New York Times et du Washington Post n’a pas été sans équivoque et n’a pas nécessairement réglé la question définitivement. Au premier chef, il faut voir les choses en face : les documents n’étaient aucunement sensibles. Tout ce brouhaha s’est fait autour d’informations inoffensives. Le dénouement juridique est donc moins conséquent que ce que le mythe nous laisse souvent entendre.

La poussière retombée, chacun des neuf juges de la Cour suprême a rédigé une opinion individuelle pour présenter sa vision personnelle de la cause. De plus, chacun d’eux a eu le loisir d’appuyer ou pas les opinions de ses collègues. Il en ressort un assemblage complexe de points de vue qui montre que le score final, 6 contre 3, ne dit pas tout.

Constatons d’abord que deux juges seulement, sur les neuf, donnent raison sans nuance aux médias : le juge Black, appuyé par le juge Douglas, donne un caractère absolu au Premier amendement. Pour lui, la presse avait le devoir de publier les Pentagon Papers. Alors même que les journaux ont concédé qu’une interdiction de publication n’est pas inconcevable, mais que le fardeau de la preuve pour l’obtenir doit être très lourd, et que le gouvernement n’a pas rempli cette condition en l’occurrence, Black et Douglas vont plus loin, et estiment au contraire qu’une telle injonction serait inconstitutionnelle. Les quatre autres juges de la majorité ouvrent tous la porte de l’injonction, qui est pour eux un concept tout à fait concevable.

Constatons également que sept juges sur neuf, dont quatre ayant voté avec la majorité, affirment ou laissent entendre qu’une ou des lois ont peut-être été violées en l’occurrence, et suggèrent que le gouvernement a le loisir, sinon le devoir, de poursuivre les médias en justice dans de tels cas. En d’autres termes, c’est une chose de protéger les médias contre les injonctions et la censure préalable, c’en est une autre de dire qu’ils peuvent publier impunément. Bref, disent-ils, la liberté de presse ne permet pas tout et les médias peuvent avoir à rendre des comptes.

Quant aux trois juges dissidents, ils invoquent la déférence quasi-absolue qu’il faudrait éprouver à l’égard du pouvoir exécutif en matière de sécurité nationale. Si le président décide que des documents sont secrets, ça devrait être la fin de l’histoire. Pour le juge en chef Burger, il aurait suffi d’un affidavit du Secrétaire d’État pour régler la question, et le New York Times avait l’obligation de consulter le gouvernement avant de publier des « documents volés ».

Enfin, plusieurs juges, dont le juge en chef Burger, estiment que le dossier a été traité avec une hâte indue. Selon Burger, aucun des juges, ni en première instance, ni en appel, ni à la Cour suprême, n’avait une connaissance ou une compréhension adéquate des faits, et ce processus inutilement frénétique a été essentiellement la faute des médias.

Dans d’autres circonstances, avec plus de temps et une administration mieux préparée, le dénouement aurait pu être différent.

Katharine Graham a écrit : « We were disappointed that the Court’s decree was both limited and ambiguous. Though the decision was in favor of allowing the newspapers to publish, there was no ringing reaffirmation of First Amendment guarantees that all publishers yearn to hear. The Supreme Court’s decision had caused enormous rejoicing in the press at large […] but hidden away in the details of the separate opinions were some views that were of great concern to us, having to do with possible criminal prosecution after the fact ».

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L’affaire des Pentagon Papers mène directement à celle du Watergate, qui commence un an plus tard. Nixon n’a jamais aimé les journalistes et a eu avec eux des rapports tourmentés pendant toute sa carrière politique. Sitôt arrivé au pouvoir, il a fait établir une liste de ses « ennemis », à savoir près de 200 activistes, syndicalistes, vedettes et journalistes perçus par ses conseillers comme lui étant hostiles. Les services d’enquêteurs privés, mais aussi ceux du FBI, sont mis à contribution et certains de ces « ennemis » sont carrément mis sur écoute.

La haine de Nixon envers la presse n’avait d’égale que celle qu’il pouvait cultiver envers ceux qui lui coulaient des informations confidentielles et les événements de juin 1971 l’auront rendu littéralement obsédé par les « fuites ». À partir du 9 juin, donc avant même la publication du premier article du New York Times, des informations manifestement tirées des quatre volumes couvrant l’histoire diplomatique de la guerre, donc les plus sensibles, avaient déjà été publiées par un chroniqueur de premier plan, Jack Anderson. Anderson n’identifiera jamais ses sources, mais l’administration soupçonnera, encore et toujours, Ellsberg. Celui-ci devient vite pour Nixon une bête noire. Le mardi 15 juin, le président déclare « qu’il faut l’avoir ».

En juillet, obnubilé, frustré de voir le FBI, encore dirigé par Hoover, se montrer timide à lutter contre les fuites, Nixon enclenche l’engrenage qui mène au Watergate en ordonnant la mise sur pied d’une unité spéciale secrète à l’intérieur de la Maison-Blanche. Les « plombiers », comme ils en viendront eux-mêmes à se désigner, entendent bien réparer les tuyaux, peu importe les moyens à mettre en oeuvre.

Le 3 septembre 1971, les plombiers cambriolent le bureau du psychiatre d’Ellsberg, à la recherche d’informations qui pourraient le confondre. Gordon Liddy, plombier en chef, qui se retrouvera au centre de l’affaire du Watergate, raconte dans ses mémoires un des plans qu’il avait imaginés pour discréditer Ellsberg : alors que celui-ci, devenu un symbole de l’opposition à la guerre, devait prononcer un discours dans le cadre d’un dîner de charité, Liddy entendait infiltrer des complices parmi les serveurs et mettre du LSD dans la soupe d’Ellsberg pour qu’il devienne incohérent au moment de parler.

Liddy va s’avérer un homme plein d’idées. Dès qu’on se pose des questions sur ce qui est possible, Liddy n’est jamais bien loin. Lorsque Nixon apprend que la Brookings Institution détiendrait dans sa voûte des documents secrets et potentiellement sensibles pour son administration, on demande à Liddy de proposer quelque chose. Son idée : incendier l’Institut et y envoyer de faux pompiers pour vider le coffre en douce. Quant au chroniqueur Jack Anderson (1922-2005), qui n’est pas dans les bonnes grâces de l’administration, Liddy aurait tout simplement proposé de l’assassiner.

John N. Mitchell, lorsqu’il témoignera devant le Comité du Sénat sur le Watergate, expliquera comment il avait été estomaqué lorsqu’en janvier 1972 Liddy était venu lui présenter ses plans, tous plus rocambolesques les uns que les autres. Il n’en croyait pas ses oreilles. « Est-ce qu’il ne vous est pas venu à l’esprit, M. Mitchell, de jeter ce monsieur hors de votre bureau ? » lui demandera un sénateur. Ce à quoi Mitchell répondra : « À bien y penser, j’aurais dû le jeter par le fenêtre ». Mitchell (1913-1988) et Liddy (1930-2021) ont tous deux abouti en prison.

Alors que l’affaire des Pentagon Papers se conclut, le Washington Post, par ailleurs, a goûté à la potion. Le journal en sort avec un prestige rehaussé, mais tout de même, son rôle en fut un de second violon, et il le sait. La postérité, à l’exception de Steven Spielberg[3], a retenu que c’est avant tout le New York Times qui a mené la bataille pour la liberté de presse. Bradlee entend bien ne pas rater la prochaine occasion de confronter le gouvernement. La table est dressée pour le Watergate.

© Michel Lemay 2021

SOURCES

Ce texte s’appuie principalement sur :

RUDENSTINE, D. The Day the Presses Stopped, A history of the Pentagon Papers Case. University of California Press, 1996.

SALISBURY, H. E. Without Fear of Favor, the New York Times and its times. Times Books, 1980.

De même que sur :

BRADLEE, B. A good life, Newspapering and Other Adventures. Touchstone, 1995.

FELDSTEIN, M. Poisoining the Press, Richard Nixon, Jack Anderson, and the rise of Washington’s scandal culture. Farrar, Straus and Giroux, 2010.

GRAHAM, K. Personal history. Vintage Books, 1998.

McNAMARA, R. S. In Retrospect, the tragedy and lessons of Vietnam, Times Books, Random House, 1995.

ROBERTS, C. M. The Washington Post, the first 100 years. Houghton Mifflin, 1977.

TIFFT, S. E. et JONES, A. S. The Trust, The Private and Powerful Family Behind the The New York Times. Little, Brown and Company, 1999.

The Pentagon Papers as Published by the New York Times, The Secret History of the Vietnam War, Racehorse Publishing, 2017.

[1] Sulzberger a donné son accord verbalement et par écrit : « I have reviewed once again the Vietnam story and documents that would appear on Sunday, and I am prepared to authorize their publication in substantially the form in which I saw them ».

[2] En 1989, Griswold ira plus loin en écrivant : « I have never seen any trace of a threat to the national security from the Pentagon Papers’publication. Indeed, I have never seen it even suggested that there was an actual threat ».

[3] Spielberg a trouvé le moyen de faire un film sur les Pentagon Papers qui ne parle à peu près pas du New York Times.