Que Facebook cesse toute forme de modération n’est pas une mauvaise nouvelle. Parce que de toute manière, ça ne fonctionnait pas. Donc autant voir les choses en face et ne pas se laisser endormir par ce qui n’était que de la poudre aux yeux. De surcroît, cela nous aidera à internaliser le fait que les réseaux sociaux, au premier chef YouTube et Facebook, sont malgré leurs bons côtés des machines infernales qui, par définition, échappent à tout contrôle. Ils détruisent le tissu social, menacent la démocratie, et ils ont littéralement du sang sur les mains. Il faut voir dans la décision de Zuckerberg non seulement une génuflexion devant Donald Trump, mais aussi un aveu d’impuissance. Sa création lui a échappé. Les Frankenmédias ont pris le large. À nous de nous débrouiller.
Avant de conclure à mon alarmisme, je vous suggère de lire un livre dont le New York Times et le Guardian[1] ont parlé, mais — sauf erreur — pas les médias d’ici. Il s’agit de The Chaos Machine, du journaliste Max Fisher[2]. Une remarquable enquête, accompagnée d’une non moins remarquable réflexion sur la nature des réseaux sociaux, sur leur impact, et sur l’inconscience de ceux qui les gèrent.
La fameuse modération, qui pour le moment est supprimée aux États-Unis seulement, est ou était sous-traitée à des tiers. Des quidams, plus ou moins formés, qui doivent décider en moins de 10 secondes si un contenu déroge ou pas à un manuel de normes kafkaïen, plein de contradictions. Manuel qui peut compter, selon le pays, jusqu’à 1400 pages. Des normes, par ailleurs, développées au petit bonheur la chance en Californie, sans connaissance des particularités locales. Sans parler de la subjectivité inhérente à l’exercice.
Sur ces questions, les postures successives de Zuckerberg, au fil des années, ont été tellement incohérentes qu’il pourrait être ministre dans le cabinet de François Legault. Mais avec le retour de Trump, fini, peut-être, les virages à 180 degrés. Il assume ouvertement son penchant libertarien, dévoyant au passage le concept de liberté d’expression, tout comme le fait Elon Musk chez X.
YouTube (Google) mérite une mention spéciale. Ce serait, selon les analystes cités par Fisher, la pire source de désinformation et de théories du complot. Une chercheuse, dans le livre, explique : « [YouTube’s] search and recommender algorithms are misinformation engines. [It’s] one of the most powerful radicalization instruments of the twenty-first century »[3]. La recherche la plus banale, si on suit les recommandations de la plateforme, mène rapidement à des contenus extrêmes.
Fischer explique très bien que le modèle d’affaires carbure à « l’engagement » (clics, like, commentaires, partages), et que le meilleur générateur d’engagement et de temps d’écran, c’est l’indignation et l’outrance, qui mènent ensemble au Graal : le trafic. Ceux qui pensent que modifier l’algorithme pourrait « régler le problème » font fausse route. Parce que « régler le problème » de cette manière tient de l’aporie et se traduirait par la faillite des entreprises en question. Nous sommes maintenant, dit Fisher, dans une « économie de l’attention » et c’est la fuite en avant.
Les conséquences sont gravissimes. Derrière nos photos de vacances : massacres au Sri Lanka et au Myanmar, intimidation, lynchages, tueries, appels à la haine et à la violence, destruction de carrières, sans parler de toutes les théories du complot. Sans réseaux sociaux, pas d’insurrection et de tentative de coup d’état le 6 janvier 2021, et, au fond, probablement, pas de Donald Trump. Ni de Jair Bolsonaro. Ce dernier, menacé de prison, veut revenir au pouvoir et il sait comment il va y arriver : « Social media decide elections » dit-il[4].
Fisher écrit : « To rise among tens of thousands of voices, regardless of what you post, it is better to amp the volume, to be more extreme »[5]. Mise en garde à méditer, comme celle de Jack Dorsey, fondateur de Twitter (maintenant X), qui a déclaré que le concept à la base des réseaux sociaux était toxique. Facebook nous promettait un monde meilleur. Diagnostic, vingt ans plus tard ?
Si les réseaux sociaux sont la boîte de Pandore, peut-être nos médias dits traditionnels devraient-ils s’assurer qu’ils ne sont pas sur la pente de Pandore.
On se demande, à lire Fisher, pourquoi des journalistes voudraient absolument s’associer à ces entreprises dont la nature même les met en opposition avec l’intérêt public. Il n’y a, je pense, qu’une seule réponse à cette question : pour générer du trafic à revendre aux publicitaires, et pour avoir des clics, des like, des partages, qui sont autant de petites injections de dopamine (Regarde maman ! 50 000 personnes m’aiment ! Minou ! j’ai eu 75 like !).
Évidemment, ce n’est pas d’hier que les médias d’information font partie, eux aussi, de « l’économie de l’attention ». Circulation et cotes d’écoute ont été, depuis 200 ans, le principal « indicateur de performance », triste rappel que le public n’est pas le client, mais le produit. La technologie a cependant induit un changement de paradigme. Les « nouvelles » ont maintenant leur vie propre. Autrefois, on achetait le journal, ou on ne l’achetait pas, mais chaque nouvelle ne volait pas de ses propres ailes. Chacune est maintenant un « produit » à part entière, et les journalistes ont été amenés à devenir des entrepreneurs en clics. Le marché de l’information a été atomisé, son unité de base transformée.
Ouvrez n’importe quelle application d’un grand média, et que voyez-vous ? Une interface directement inspirée du newsfeed de Facebook. Vous faites défiler un long ruban « d’histoires » qui jouent du coude entre elles pour votre attention. Existe-t-il un danger que, ne serait-ce qu’inconsciemment, les journalistes choisissent et ajustent les nouvelles pour générer de l’engagement ? On constate en tout cas que les articles sont de plus en plus courts, qu’ils sont souvent peu ou mal contextualisés, avec des manchettes assertives qui tiennent de l’appât à clics.
Troublante, également, une autre similitude entre l’univers des médias et celui des réseaux sociaux, leur attitude face à la critique. Fisher décrit comment nombre de lanceurs d’alerte ont été ignorés, voire attaqués quand ils ont tenté de signaler des problèmes aux Facebook et YouTube de ce monde. La stratégie généralement retenue par ceux-ci pour répondre : « Deny, discredit, antagonize ». Bref, nous détenons la vérité, ceux qui nous critiquent ne méritent que mépris et il est hors de question que nous engagions la discussion avec ces misérables trublions qui osent questionner les perles de sagesse qu’on trouve sur nos sites. On ne lira même pas leurs livres.
Ces signes d’osmose ou d’une lente contamination sont inquiétants. Une rupture franche enverrait un signal au public : « Si vous voulez vous informer, vous devez éviter les réseaux sociaux. Derrière les vidéos de chats, ils camouflent un marécage méphitique que nous ne voulons pas soutenir. C’est votre cerveau qui nous intéresse, pas votre doigt ».
Et en passant, deux ans après la fin des nouvelles sur Facebook, la civilisation occidentale ne s’est pas encore effondrée.
À lire aussi, si la question vous intéresse : Traffic (Ben Smith, 2023); An Ugly Truth (Sheera Frenkel et Cecilia Kang, 2021; Antisocial media (Siva Vaidhyanathan, 2018).
[1] Shaw, T., How Social Media Influences Our Behavior, and Vice Versa, New York Times, 1er septembre 2022. Parkin, S., The Chaos Machine by Max Fisher review — how social media rewired our world, The Guardian, 22 septembre 2022.
[2] Fisher, M., The Chaos Machine, The Inside Story of How Social Media Rewired Our Minds and Our World, Back Bay Books, 2022.
[3] Fisher, M., p. 198.
[4] Nicas, J., How Can Bolsonaro Avoid Prison? Trump, Musk and Zuckerberg, He says, New York Times, 16 janvier 2025.
[5] Fisher, M., p. 56.