Andrew, Jan et nous autres aussi

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Andrew Potter, directeur de l’Institut d’études canadiennes de l’Université McGill et ancien rédacteur en chef du Ottawa Citizen, a publié un billet d’humeur intempestif dont il s’est excusé en partie. Son texte, dont il faut parler au présent puisque le média qui l’a publié, Maclean’s, ne l’a pas retiré,[1] tente sans succès de faire tenir ensemble des informations éparses, dont certaines sont douteuses, pour nous transporter dans un univers parallèle. Une tempête de neige et son cafouillage, des policiers en pantalons de camouflage, des factures de restaurant et de garage, des statistiques sur l’amitié s’y entremêlent pour nous transporter nulle part ailleurs que dans la tête de quelqu’un, où ces affaires mal assorties seraient la démonstration convaincante que le Québec est une société aliénée (« Compared to the rest of the country, Quebec is an almost pathologically alienated and low-trust society, deficient in many of the most basic forms of social capital that other Canadians take for granted ». Rien de moins).[2]

En 2006, une autre personne fascinée par « la société aliénée » que nous formons, la journaliste Jan Wong, s’était déplacée de Toronto à Montréal pour couvrir l’événement tragique survenu au collège Dawson. Elle nous avait, elle aussi, transporté dans les méandres de son for intérieur, ou de ce qu’elle présumait être celui de ses lecteurs, glissant dans son reportage que : « What many outsiders don’t realize is how alienating the decades-long linguistic struggle has been in the once-cosmopolitan city. It hasn’t just taken a toll on long-time anglophones, it’s affected immigrants, too. To be sure, the shootings in all three cases [Polytechnique, Concordia, Dawson[3]] were carried out by mentally disturbed individuals. But what is also true is that in all three cases, the perpetrator was not pure laine, the argot for a “pure” francophone. Elsewhere, to talk of “racial purity” is repugnant. Not in Quebec. »[4] Je vais présumer, onze ans plus tard, que je n’ai pas besoin de démontrer ici à quel point ce texte était inepte. Après quelques jours, des critiques du Premier Ministre du Canada et du Premier Ministre du Québec et une motion du Parlement, le Globe and Mail a nuancé l’affaire du bout des lèvres,[5] puis admis que le reportage de Wong, puisque c’en était un, n’aurait pas dû contenir d’opinion.[6] Il n’y a pas eu de rétractation formelle.

Le 12 janvier 2010, un article du National Post « expliquait » à des lecteurs qu’il est permis de plaindre, que le Québec avait, durant les Fêtes de fin d’année, pris les manufacturiers automobiles et les concessionnaires « par surprise » avec de nouvelles normes environnementales : « The Quebec government has thrown the auto industry in turmoil, blindsiding carmakers and dealers with new environmental regulations coming into force on Thursday that could severely curtail new-vehicle sales in the province and trigger a wave of cross-border shopping into Ontario and New Brunswick… Industry representatives… had not expected Quebec to act unilaterally without consulting them. They are now scrambling to secure meetings with senior Quebec civil servants to clarify the legislation, which takes effect on January 14 after being announced during the Christmas holiday break. “This caught everybody by surprise”… »[7] Le lendemain, le chroniqueur Peter Foster en rajoutait une couche et accusait le Québec de « poignarder le gouvernement fédéral dans le dos » dans « Quebec’s terror attack on automakers » : « The Quebec government is this week to impose its automobile emissions standards. It will thus leap past bankrupt California in the race for the title of the dumbest jurisdiction on the continent… the move — which was announced over the Christmas holidays without consultation — will… inevitably punish Quebec car buyers and auto dealers ».[8] Et on avait le lendemain, en éditorial : « Starting this week, Quebec is imposing strict, go-it-alone greenhouse gases emission standards… the new rules, abruptly announced over the year-end holidays, caught auto manufacturers by surprise… [and were] imposed without warning or consultation… »[9]

Si on veut bien quitter le monde imaginaire proposé ici, on constate que Québec avait annoncé ses intentions en 2006, la ministre de l’environnement les avait réitérées en 2007, le projet de règlement avait été publié dans la Gazette officielle en 2008, les concessionnaires et constructeurs avaient été consultés et avaient formellement déposé un mémoire.[10]

Amené sur le terrain des fausses nouvelles, l’ex-vice-président américain Al Gore, qui s’est intéressé à la question il y a dix ans dans Assault on Reason,[11] déclarait il y a quelques jours que les fausses nouvelles ne sont pas un phénomène nouveau. Qu’elles sont parmi nous depuis qu’il y a des nouvelles.[12] Nous sommes d’accord !

Manchette sur cinq colonnes à la une du Report on Business, le 14 août 2012 : « SNC choice ignites language row » — à savoir que l’embauche d’un Américain, Robert Card, pour diriger la firme d’ingénierie internationale SNC-Lavalin, a déclenché rien de moins qu’une énième querelle linguistique au Québec. Sous-entendu : la « tribu », dont on connaît l’étroitesse d’esprit, s’agite encore et est incapable de comprendre qu’il faut faire passer les intérêts des actionnaires avant toute chose. En fait, l’article lui-même[13] ne signale aucune querelle linguistique découlant du « choix de SNC », il n’y a jamais eu de querelle liée à cette affaire (qui a d’ailleurs été vite oubliée) et on pourrait sans trop de risque parier que 99 % des Québécois ne savent même pas qui est Robert Card.[14]

Nous avons tous nos convictions et nos préjugés. C’est humain. C’est justement pour éviter qu’ils ne prennent le dessus que les professionnels de l’information sont censés appliquer des méthodes de travail éprouvées, s’efforcer de respecter des standards et garder la tête froide. C’est bien joli de dénoncer les fausses nouvelles qui nous arrivent d’un sous-sol en Ukraine, mais il existe ici, dans nos entreprises de presse, des hiérarchies qui ne font pas leur travail, ou en tout cas qui sont prêtes à détourner le regard de temps à autre au nom d’une bonne histoire, quand il faut nourrir la bête, générer des clics ou se faire plaisir. Vu le contexte, j’ai évoqué plus haut des exemples qui proviennent de la presse anglophone, mais on pourrait faire l’exercice équivalent dans la presse québécoise, pour y trouver du matériel qui déprécie le Canada anglais, exacerbe les passions, ou conforte le public dans ses idées reçues, et la moisson serait bonne. Loin de moi l’idée de prétendre que le problème ne se trouve qu’à l’Ouest de la rivière Outaouais.

Les « deux solitudes » sont-elles une construction médiatique ? Si la presse, depuis deux ou trois générations, s’amuse à monter en épingle tout ce qui nous divise, et à gommer tout ce qui nous rassemble, quelles ont été les conséquences ? « The news of the day as it reaches the newspaper office is an incredible medley of fact, propaganda, rumor, suspicion, clues, hopes, and fears, and the task of selecting and ordering that news is one of the truly sacred and priestly offices in a democracy. »[15]

Je vous invite à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay

[1] Maclean’s signale avoir apporté deux corrections à l’article. On a ainsi retiré l’affirmation selon laquelle tous les restaurants de la province (ça fait pas mal de restaurants) offrent deux factures aux clients, pour plutôt dire que c’est le cas de « certains » restaurants. Comme d’autres l’ont signalé, quiconque vit au Québec pourra confirmer que cette pratique est loin d’être courante et que l’affirmation est hautement farfelue. Autre affirmation farfelue, et eut-elle été fondée qu’on aurait du mal à y voir un signe d’aliénation sociale : nos guichets automatiques auraient une propension à remettre systématiquement des billets de 50 $. Comprenne qui pourra.

[2] POTTER, Andrew. How a snowstorm exposed Quebec’s real problem: social malaise, Maclean’s, 20 mars 2017.

[3] Il s’agit de trois tueries survenues sur des campus universitaires, Polytechnique en 1989 (14 femmes tuées, de même que le tueur), Concordia en 1992 (quatre morts), Dawson en 2006 (deux morts incluant le tueur).

[4] WONG, Jan. ‘Get under the desk’, Globe and Mail, A8, 16 septembre 2006.

[5] Today’s Quebec, Globe and Mail, A12, 21 septembre 2006.

[6] GREENSPON, Edward. Points of pride, but some regrets, Globe and Mail, A2, 23 septembre 2006.

[7] VAN PRAET, Nicolas. Quebec T-bones carmakers, dealers, National Post, 12 janvier 2010.

[8] FOSTER, Peter. Comment: Quebec’s terror attack on automakers, National Post, 13 janvier 2010.

[9] Quebec’s green machines, National Post, 15 janvier 2010.

[10] FRANCOEUR, Louis-Gilles. Règlement sur les normes californiennes, Québec ne fera pas machine arrière, Le Devoir, 16-17 janvier 2010.

[11] GORE, Al. The Assault on Reason, Penguin Books, 2007.

[12] http://www.pbs.org/newshour/bb/al-gore-need-restore-american-democracys-immunity-blatant-falsehoods/

[13] SILCOFF, Sean et McCARTHY, Shawn. SNC choice ignites language row, Globe and Mail, 14 août 2012.

[14] Cette affaire a eu des retombées semblables au Québec, grâce à une dépêche de la Presse canadienne et à un peu de créativité. Voir : LEMAY, Michel, VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information, Québec Amérique 2014, p. 233-235.

[15] LIPPMANN, Walter. Liberty and the News, 1920.