La crise de confiance

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Un sondage Gallup mené en 2016 indique une forte baisse de la confiance qu’éprouve le public américain envers les médias. À peine un tiers des répondants estime que l’information est relativement exacte et complète. Par ailleurs, illustration d’un clivage qui est loin d’être rassurant, le public qui s’identifie aux Républicains ne croit pratiquement plus rien de ce qu’on lui raconte, avec un taux de confiance de 14 % (contre 51 % du côté Démocrate, et 30 % chez les indépendants, rien de reluisant).[1]

Pire encore, pour rester dans le dantesque, on note l’effet « retour de flamme » (Backfire Effect), le phénomène voulant que lorsque les journalistes font la démonstration qu’une information est fausse, pour plusieurs, déjà victimes du biais de confirmation, c’est la preuve qu’elle est vraie et que les médias, complices de l’ordre établi, veulent la cacher. D’où le succès d’une foule de théories du complot et la confusion ambiante. Habermas, le pauvre, doit être bien occupé à réviser sa théorie du débat public rationnel, qui a du plomb dans l’aile.

Ce plongeon de la confiance (on était à 40 % en 2015) découle en partie des dérapages et des aberrations vécues pendant la campagne présidentielle. Mais surtout, il s’inscrit dans une tendance. Malgré quelques soubresauts, la confiance envers les médias est en baisse depuis des décennies, et pas seulement aux États-Unis.

Les chiffres les plus récents que j’ai trouvés, pour le Canada, sont ceux de Edelman, qui montrent que la confiance serait passée de 55 % à 45 % de 2016 à 2017.[2] Le rapport récent du Forum des politiques publiques du Canada indique que la vaste majorité des gens entretient des doutes à divers degrés, et que moins de 15 % du public font entièrement confiance aux médias.[3] Ici aussi, dans ce pays qui a 150 ans mais dont une ville qui en a été la capitale il y a 174 ans en a 375, les chiffres sont déprimants depuis des années, et ce ne sont pas les « fausses nouvelles », du moins au sens qu’on donne ces jours-ci à cette expression, ni leur prolifération sur « les internets », qui sont la cause profonde de cette crise dont les médias ne parlent à peu près jamais. « Journalism is losing the support of rational, intelligent, thoughtful consumers, and that is a serious threat… Nothing would go further in recapturing public trust than becoming a true profession, with standards, qualifications, accountability and enforceable rules. As much as I shudder at being judged by other journalists, there is no longer any other way » écrivait récemment le journaliste Neil Macdonald dans un des rares commentaires sur la question.[4]

La visite récente à Montréal de Richard Gingras, le vice-président « news » de Google, a été l’occasion de discuter des défis auxquels est confronté le monde de l’information. Le 13 avril dernier, Gingras était le conférencier invité du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM), en association avec le Centre d’étude sur les médias de l’Université Laval.

Il a bien sûr été question du partage des revenus publicitaires, et donc de « l’autre crise », celle du « modèle d’affaires », qui elle retient beaucoup l’attention. Selon le Forum des politiques publiques du Canada, en 2015, plus de trois milliards de dollars de publicité en ligne, au Canada, soit 90 % de la tarte globale, ont été engrangés par Google et Facebook.[5] M. Gingras, on ne s’en étonne pas, a balayé du revers de la main la notion qui voudrait que Google ait piqué le fromage. Il a insisté pour signaler qu’une partie importante des revenus publicitaires de Google retourne dans l’écosystème médiatique. Et aussi que ce n’est pas la première fois qu’un saut technologique vient changer la donne. Il faut s’adapter, comme le veulent les fondements darwiniens de l’économie de marché. Gingras a aussi fait remarquer que la technologie a ouvert aux médias de nouveaux marchés qui ne sont plus qu’à un clic de distance, et que chaque mois, Google dirige des dizaines de milliards de demandes d’internautes vers les sites des producteurs de contenus.

La sempiternelle discussion sur les « modèles d’affaires » nous amène dans toutes sortes de directions. Mais pour le moment, on distingue deux approches principales. D’une part, les médias qui ont décidé que leur journalisme constituait un produit à valeur ajoutée et que le public devait payer pour y avoir accès. Cas représentatif : le New York Times, où les abonnements ont maintenant pris le dessus sur la publicité comme source de revenus. Vu de la lorgnette fournie par l’histoire de la presse écrite, c’est une révolution. Et il y a d’autre part les médias qui ont renoncé à cette route et à sa prémisse, et qui ont décidé de pousser le modèle historique à son extrême limite. Pour eux, l’information est gratuite. C’est la suite logique d’une stratégie vieille de près de 200 ans, où le lecteur qui pense qu’il est le client est dans l’erreur. Il est en fait le produit. Le client, c’est l’annonceur.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que le citoyen n’a pas été habitué à payer pour l’information. Depuis la nuit des temps, on ne lui a demandé que des sommes modiques pour son journal, et par le biais de la télévision et de la radio une bonne partie de l’information a toujours été « gratuite ». A fortiori quand sont arrivés les CNN et les RDI de ce monde, puis les journaux gratuits du métro.

Ceci dit, c’est un fait, les médias dits traditionnels financent de vraies salles de nouvelles, et ils se font effectivement tirer le tapis publicitaire sous les pieds par des joueurs de taille planétaire qui n’ont aucun journaliste à leur emploi, qui ne produisent pas de contenu, et qui recyclent le matériel journalistique à peu de frais. Google News, expliquait Gingras, amalgame du matériel en provenance de quelque 80 000 sites de nouvelles.

Mais par les temps qui courent, ce qu’on reproche également aux joueurs technologiques, c’est de faciliter la désinformation à grande échelle en se faisant la courroie de transmission d’à peu près n’importe quoi, et à ce titre de faciliter des phénomènes qui sont des menaces pour la démocratie. Google en est conscient et s’attaque au problème. Gingras a expliqué les efforts de collaboration de son organisation avec des tierces parties afin de tenter d’identifier l’information douteuse, tout en posant bien sûr que personne ne veut que Google ne devienne « l’arbitre de la vérité ». Mais il interpelle aussi les médias dits traditionnels, mettant en lumière la baisse de confiance que j’évoquais plus haut, qui en somme montre à quel point l’écosystème médiatique ne semble pas représenter pour le public un refuge crédible devant l’avalanche de sornettes. Sans surprise, car le sujet est généralement évité par les médias, aussi bien Le Devoir que La Presse, qui ont couvert la conférence de Gingras, n’ont pas évoqué cet aspect de sa conférence. Pour Gingras, le phénomène des « fausses nouvelles » doit être interprété avant tout comme le « symptôme d’un problème beaucoup plus vaste, soit la perte de confiance du public envers à peu près toutes les institutions, y compris la presse ».

Plus de 80 % des Canadiens[6] estiment que la multiplication des « fausses nouvelles » rend difficile la distinction entre information véritable et désinformation. Effectivement, on a des vraies nouvelles, des fausses nouvelles, des fausses nouvelles dont le président nous dit qu’elles sont vraies, et des vraies nouvelles dont on nous dit qu’elles sont fausses. Ajoutez à cela quelques humoristes, une touche de sensationnalisme et une assez forte résistance à la rectification, ça devient vite étourdissant.

La montée en puissance de la « publicité native », c’est-à-dire la publicité déguisée en nouvelle, ne va pas améliorer les choses. Le Devoir affichait récemment un poste de « directeur des publications spéciales » qui supervisera la production de « contenus » pour des « clients externes ». Cette personne, de qui on attend une « connaissance approfondie des règles d’écriture journalistique » et un « excellent jugement éditorial » devra « s’assurer du respect des normes journalistiques ». Elle relèvera du « vice-président aux ventes publicitaires ».

Les entreprises de presse sérieuses ont besoin de renforcer leur crédibilité, dit Gingras, et les « consommateurs ne seront prêts à payer que pour du contenu qui a de la valeur à leurs yeux ».

Quand aux annonceurs, je ne suis pas certain que la valeur ajoutée du contenu leur soit une priorité.

Je vous invite à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay, 2017

 

[1] http://www.gallup.com/poll/195542/americans-trust-mass-media-sinks-new-low.aspx?version=print

[2] http://www.edelman.com/trust2017/trust-in-canada/

[3] Public Policy Forum, The Shattered Mirror: News, Democracy and Trust in the Digital Age, février 2017. http://www.ppforum.ca/publications/shattered-mirror-news-democracy-and-trust-digital-age

[4] MACDONALD, Neil. Trust in the media is sinking and it’s time to act: Neil Macdonald, 21 février 2017. http://www.cbc.ca/news/opinion/news-journalism-standards-regulation-neil-macdonald-1.3991443

[5] Public Policy Forum, The Shattered Mirror: News, Democracy and Trust in the Digital Age, février 2017. http://www.ppforum.ca/publications/shattered-mirror-news-democracy-and-trust-digital-age

[6] Canadian Journalists for free expression. https://www.ifex.org/canada/2017/05/09/fake-news-confusion/