La mosquée et la passoire

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Le 12 décembre, TVA Nouvelles publiait une nouvelle qui donne peut-être une bonne idée de la largeur des trous dans la passoire qui lui sert de système d’assurance-qualité. « Les dirigeants de deux mosquées ont fait des pressions sur un entrepreneur pour qu’il n’y ait aucune femme sur des chantiers de construction à proximité de ses lieux de culte, le jour de la prière du vendredi » commençait-elle. En manchette : « Des femmes exclues d’un chantier près des mosquées ». Premier problème, dans la catégorie gros : en fin de texte, on signale que les responsables des mosquées en question, qui ne sont pas nommés, nient en bloc. Le lecteur perturbé se dit que « l’entrepreneur concerné » va sûrement trancher la question et résoudre la contradiction. Eh bien non. Deux entreprises sont en cause, G-Tech [sic] et MAP Signalisation, et comme l’article ne se distingue pas par sa clarté, on ne sait pas exactement qui est « l’entrepreneur concerné ». Mais, nous voilà tout à coup rassurés, « il » dit qu’il pourrait faire la preuve de ce qu’il avance. Ce serait surtout à la journaliste, ici, à faire la preuve de ce qu’elle avance. Et pour ce qui est d’une preuve de quelque chose, on attend toujours.[1]

L’histoire change de manière assez drastique le lendemain, mais je n’ai pas trouvé le rectificatif. La nouvelle n’est plus alors les dirigeants des mosquées ont fait des pressions, elle est maintenant à l’effet que des travailleurs disent avoir reçu une directive : « Plusieurs travailleurs de chantiers situés près de mosquées de Montréal ont affirmé à leur syndicat qu’une consigne demandant à ce qu’il n’y ait pas de femmes sur le site pendant la prière du vendredi a circulé ». Une consigne ? Donc on va enfin savoir qui a dit quoi ? Optimisme déplacé, on ne le saura pas : « Cette demande n’a toutefois pas été intégrée au contrat officiel, contrairement à ce qui a été avancé hier par un responsable de la compagnie G-Tech [sic]; il s’agirait plutôt d’une consigne verbale. On ignore d’ailleurs pour le moment de qui émane cette directive » écrit la journaliste.[2]

Donc, si vous me suivez, des gens non identifiés ont reçu une directive, mais ils ne savent pas de qui.

Autre pirouette, dans la version du 13 décembre, la journaliste nous dit que « les employés consultés ont corroboré les informations rapportées par TVA Nouvelles mardi, voulant qu’« on » ait demandé aux travailleuses de ne pas être près des mosquées pendant la prière du vendredi ». Nous ne savons toujours pas qui est « on ». Et « on », dans la nouvelle de mardi, c’étaient les responsables des mosquées, donc le concept de corroboration se distingue ici par une remarquable plasticité.

Quelle aubaine, un des PDG « concernés » a la chance d’être en contact avec « on ». Il déclare avec une clarté qui impressionne : « On m’a dit, via ma signaleuse directement, qu’elle serait en danger si elle travaillait le vendredi devant la mosquée ». Donc « on » lui a parlé directement par le biais de quelqu’un d’autre… mais « on » ne s’est pas nommé.[3] Mystère et boule de gomme.

Vous souvenez-vous du bon vieux temps… quand les journalistes travaillaient avec des faits, vérifiaient des choses, nommaient leurs sources ?

La Presse a remonté jusqu’à Serge Boileau, président de la Commission des services électriques de Montréal, qui gère le contrat. Celui-ci a « confirmé mercredi avec l’entrepreneur G-Tek, de Laval, qui réalise les travaux pour eux, que l’entente ne mentionnait pas la présence des femmes. La personne qui surveille le chantier pour la CSEM est d’ailleurs une femme, souligne le président. “[Elle] est là depuis trois ou quatre semaines et n’a pas été informée de quelque demande que ce soit ni été importunée par quiconque,” dit-il ».[4]

L’affaire a été rapidement « voxpoppée » et politisée, selon la recette médiatique qui a été le principe actif de la pseudo-crise des accommodements raisonnables d’il y a dix ans. La porte-parole de l’opposition officielle en matière de condition féminine a tout de suite estimé que nous étions devant un cas de discrimination, même si elle n’avait aucune idée de ce qui s’était passé, ou de ce qui ne s’était pas passé. La ministre du Travail ne pouvait rester silencieuse, elle a demandé à la Commission de la construction du Québec d’enquêter. Et le Premier ministre a fini par s’en mêler. L’article initial se terminait par ces mots : « Les collègues des femmes visées songent à perturber la prière de vendredi en organisant une manifestation devant ces mosquées ». Et selon La Presse, un groupe d’extrême-droite prépare une manifestation.

Cette histoire m’en a rappelé une autre.

Le 5 juin 2004, la une du Journal de Trois-Rivières, une publication Quebecor qui n’existe plus, pointe vers un article intitulé : « Des experts auraient prévenu l’hôpital il y a deux mois ». Il est question du Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (CHRTR), dont la direction aurait retenu les services d’une firme spécialisée en microbiologie pour l’aider à lutter contre des éclosions de moisissures, mais qui aurait ensuite ignoré ses recommandations, « mettant ainsi en danger la vie des patients ». On nous apprend du même souffle que la direction « tombe des nues » : là où la journaliste aurait pu écrire que l’hôpital nie tout, elle choisit plutôt d’écrire que celui-ci « tente de se défendre en niant avoir commandé une telle étude ». Tout le reportage repose sur une source anonyme, un expert de la firme qui « aurait » réalisé l’étude. Cette source, contrairement à la journaliste, ne s’exprime jamais au conditionnel : « Ils n’ont pas tenu compte de nos recommandations, bien qu’ils aient payé pour qu’on réalise l’étude […] Il s’agit de pure négligence et c’est inadmissible […] La vie des patients est mise en danger […] »

Après que la direction de l’hôpital eut nié avec véhémence avoir retenu les services de quelque firme que ce soit, le journal a publié une « précision » dans laquelle il a reconnu qu’aucune recommandation n’avait été faite à la direction de l’hôpital, pour la bonne raison que l’hôpital « n’a pas été prévenu des résultats de cette étude ». En somme, si vous me suivez, la nouvelle était que l’hôpital aurait ignoré des recommandations qui ne lui ont pas été faites, après avoir commandé une étude sans le savoir, tout en l’ayant payée, mais en ne sachant pas à qui. Devant « l’incapacité et le refus de démontrer que l’étude en question existait réellement », le Conseil de presse a retenu une plainte portant sur cette affaire. La direction du journal, qui n’a jamais identifié ni la source, ni la firme, a pour sa part tenu à signaler qu’elle souhaitait « conserver les mêmes méthodes de travail que celles qui ont fait la réputation des autres publications Quebecor[5]. »

Ça ne s’invente pas.

MISE À JOUR, décembre 2018: le 15 décembre 2017, TVA a publié une mise au point admettant un souci avec la nouvelle, et alors braqué le projecteur sur des sources qui auraient changé leur version. Un an plus tard, le 20 décembre 2018, TVA Nouvelles a publié une mise au point nettement plus claire, confirmant que le reportage était inexact et n’avait aucun fondement, et présentant ses excuses. Bien que l’on salue cette initiative un peu tardive, et peut-être attribuable aux demandes d’une tierce partie, cette mise au point ne contenait aucune explication.

Je vous invite à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay, 2017

[1] TVA Nouvelles. Des femmes exclues d’un chantier près des mosquées, le 12 décembre 2017 à 12h59, mise à jour le 12 décembre à 19h57.

[2] TVA Nouvelles. Les travailleurs disent avoir reçu une demande, selon le syndicat. Le 13 décembre 2017 à 16h58, mis à jour à 17h02.

[3] TVA Nouvelles. Les travailleurs disent avoir reçu une demande verbale selon le syndicat. Le 13 décembre à 16h58, mis à jour à 22h42.

[4] DUCAS, Isabelle et TEISCEIRA-LESSARD, Philippe. Femmes déplacées sur un chantier ? Les mosquées nient toute implication. La Presse, 13 décembre, mis à jour le 14 décembre à 9h29.

[5] Conseil de presse du Québec. Décision D2004-08-014(2).