Incident politico-journalistique au Québec. Un philosophe de l’Université McGill a été traîné dans la boue sur la base d’informations fausses, et un ministre nous a montré de quel bois il se chauffe lorsqu’un chroniqueur lui lance un défi. De telles affaires ont leur utilité. Elles exposent au grand jour, pendant un court moment, quelque chose qui pour le public, au quotidien, est très difficile à discerner : les valeurs. Les véritables valeurs qui ont cours dans les salles de rédaction. Les valeurs professées comme slogan publicitaire, c’est une chose. Les valeurs opérationnalisées, vécues, celles qui gouvernent vraiment les comportements et les décisions, c’en est une autre. Chaque fois qu’il y a bévue, impair, le voile s’entrouvre pendant un court moment. La manière dont le média et le principal intéressé réagissent en dit long sur leur ethos.
Je résume le cas, ce blogue étant lu hors Québec. Mercredi dernier, le chroniqueur Richard Martineau, dans le Journal de Montréal, a attribué à Daniel Weinstock, un spécialiste de l’éthique de l’Université McGill, une position qui est l’inverse de la sienne, au sujet de l’excision. Pour faire court, M. Weinstock est contre. M. Martineau a écrit que M. Weinstock avait proposé qu’on fasse des « excisions symboliques », ce qui était faux. Le texte de M. Martineau a été publié à 5h00 du matin. Il a été partagé au moins 600 fois sur Facebook (Faut que ça clique !). À peine quatre heures plus tard, le Journal a expliqué que le Ministre de l’Éducation, après avoir lu le texte de M. Martineau, désinvitait M. Weinstock d’un forum où il devait prononcer une conférence : « “À la lumière de ces nouvelles informations, nous allons annuler la participation de M. Weinstock aux forums portant sur la révision du cours d’éthique et culture religieuse”, indique l’attaché de presse dans une déclaration transmise au Journal ».
« Le mot vrai est au coeur de nos priorités […] Cela traduit en premier lieu l’importance que nous accordons au travail minutieux de vérification des faits auquel se livre chaque jour notre équipe de journalistes. Alors qu’on entend de plus en plus parler de fausses nouvelles, Le Journal de Montréal constitue plus que jamais une référence pour distinguer le vrai du faux. Si nous nous trompons, comme cela arrive occasionnellement dans tous les médias du monde, nous nous faisons un devoir de nous rectifier rapidement pour ne pas induire notre public en erreur et de nous excuser si nous causons un tort ». Ces mots sont de Lyne Robitaille, présidente et éditrice du Journal de Montréal, tirés d’un texte publié le 30 octobre 2019. On peut parler, j’imagine, d’un énoncé de vision aspirationnel.
Richard Martineau a de mauvaise grâce reconnu son erreur. Dans une mise au point acide, publiée le vendredi 21 février, il a tenu à laisser planer le doute sur les idées de M. Weinstock, ne mentionnant pas clairement que celui-ci est franchement contre toute forme d’excision, réelle ou symbolique. Et, en dépit des promesses de Mme Robitaille, aucun mot d’excuse n’a été présenté.
Obtenir un rectificatif d’un média, n’importe lequel, n’est pas tâche facile, cela n’a rien de nouveau. C’est généralement la croix et la bannière. Pour des excuses, c’est pire encore. Les recherches montrent que c’est une infime minorité des erreurs qui sont corrigées, et dans la plupart des cas, ces « corrections » sont sommaires ou n’en sont pas vraiment, et les précautions ont été prises pour qu’elles passent inaperçues. La mise au point de M. Martineau n’a pas été présentée comme un rectificatif, d’ailleurs, mais comme une « précision ». C’est un choix de vocabulaire porteur de sens. Et aucune correction ni « précision » n’a été apportée à l’article « Le spécialiste en éthique retiré des forums en éducation », qui raconte la même histoire.
Tout le monde convient que l’erreur est humaine. Corriger, si cela demande un peu d’humilité, est par ailleurs une manifestation d’intégrité. Mais dans le code génétique des médias, corriger une information fausse semble associé au gène de la honte ou à celui de la faiblesse. Une fois qu’une fausseté a été publiée, il faudrait tout simplement que ce soit le réel qui s’adapte. À la force du poignet, les médias refont l’histoire, rien de moins. Dans le présent cas, je ne doute pas une seconde que M. Martineau a erré en toute bonne foi. Ce sont des choses qui arrivent. La rigueur est une vertu en déroute. Un rectificatif authentique et des excuses s’imposaient néanmoins.
En décembre dernier, La Presse a posé un geste remarquable, pour lequel elle mérite des félicitations. Elle a corrigé avec transparence un article portant sur le remblayage d’une ancienne carrière, qui était manifestement très problématique. Le texte, a-t-elle écrit dans un vrai rectificatif, contenait des « informations incomplètes ainsi que des inexactitudes importantes ». La Presse est allée plus loin que simplement signaler le problème, prenant ensuite quatre paragraphes pour rétablir les faits et présenter ses excuses. Mieux encore, comme le veulent les pratiques d’excellence, le rectificatif et les excuses ont été attachées à l’article original, non-modifié, qui demeure en ligne et n’a pas été envoyé aux oubliettes. Bref, La Presse a adopté en l’occurrence une approche exemplaire, dont on espère qu’elle va se généraliser et sera imitée ailleurs.
Le Journal de Montréal, pour sa part, a attaché un hyperlien vers la « précision » au texte de la chronique de M. Martineau, chronique dans laquelle il avait utilisé des guillemets ironiques pour parler du « philosophe » et de « l’expert » Daniel Weinstock. Des guillemets qui à eux seuls, selon moi, commandaient des excuses.
Anecdote. Il y a un certain temps, j’ai eu à communiquer avec le patron d’un média québécois. Un chroniqueur avait recouru à une analogie que j’estimais inutile, sans fondement, méprisante et diffamatoire. J’entendais que l’on corrige et que l’on s’excuse. Le patron en question, tout à fait courtois, professionnel et à l’écoute, m’a immédiatement donné raison sur le fond, sans ergoter le moins du monde. Il était parfaitement d’accord avec moi. Mais il était terrorisé à l’idée de confronter son chroniqueur. « C’est un king » m’a-t-il confié. Il fallait que je comprenne, en somme, qui était le vrai « boss ».
On sait maintenant, si on ne le savait pas, que les ministres peuvent être terrorisés par les chroniqueurs. Sachez que les patrons de presse peuvent également l’être, et que donc leur capacité de faire jouer des règles, des standards, des pratiques d’excellence, si l’idée leur en venait, a des limites.
Les valeurs, donc. Les chroniqueurs, comme tous les journalistes, qu’ils le veuillent ou non, sont parties à un contrat social. En échange de leur statut particulier, de leurs prérogatives, ils ont contracté un certain nombre de responsabilités. Les journalistes sont les premiers à le dire, d’ailleurs, quand ils ont besoin de se distinguer de tout ce qui grenouille et scribouille. Le respect du public, l’attachement à la pensée rationnelle et à la réalité des faits, la reconnaissance de « responsabilités » font justement partie de ces concepts fondateurs. Nombreux sont les auteurs qui évoquent aussi le caractère essentiel d’une humilité qui non seulement manque à l’appel, mais dont il semble qu’elle a été franchement remplacée par l’arrogance. Dans une large mesure, un « bon chroniqueur » (guillemets ironiques), par les temps qui courent, à certains endroits, c’est quelqu’un qui détient la vérité et qui va vous l’enfoncer dans la gorge, peu importe les faits. Sur la pente qui va de journaliste à agitateur, il y a peut-être un stade intermédiaire, celui de « journaliste » avec guillemets.