Le journalisme d’enquête diffère passablement de celui qui se pratique au quotidien. La différence est suffisamment marquée pour qu’on puisse la qualifier de paradigmatique. Le journalisme de tous les jours embrasse très large, mais les journalistes qui le pratiquent ont quelque chose en commun : ils « suivent » l’actualité. Ils sont observateurs, témoins, passeurs, analystes, pédagogues, et se déplacent en groupe. Le journaliste d’enquête, au contraire, est un acteur, il « produit » l’actualité. Par définition, c’est un solitaire qui sort des sentiers battus. Il pratique un journalisme d’initiative, engagé, critique, et comme on le sait, bien que cette qualification soit trop réductrice, souvent dénonciateur ou accusatoire.
Le journaliste du quotidien ne « cherche pas la vérité », il décrit, examine, explique, analyse des faits qui lui sont « fournis ». Pour sa part, le journaliste d’enquête s’efforce d’éclaircir un mystère en mettant en lumière des faits nouveaux ou méconnus dont il a établi, à force de travail, qu’ils sont incontestables. Après son passage, quelque chose, « dans le monde », a changé. Disposition mentale essentielle : reconnaître que la vérité n’est pas nécessairement ce qui saute aux yeux.
Les deux genres sont importants et complémentaires, mais différents à maints égards : points de départ, jugements, exigences, méthodologie, poids de la responsabilité, pièges, conséquences.
Un article récent du New York Times jette un éclairage intéressant sur la question. L’enquête de 11 000 mots[1] démontre comment le premier ministre israélien Nétanyahu a délibérément prolongé à Gaza ce qu’il appelle une guerre, essentiellement pour assurer sa survie politique. Histoire majeure. Les journalistes ont parlé à 110 sources et croisé l’information avec de nombreux documents. Des 110 sources, pratiquement aucune n’est nommée, ni citée. Elles sont, presque toutes, anonymes. L’article, à mon sens, est néanmoins irréprochable sur le plan normatif — pour autant qu’on puisse en juger à la simple lecture.
Vu mes commentaires passés au sujet de l’anonymat, vous vous demandez peut-être si je suis tombé sur la tête ? Mais non. En avril 2023, j’écrivais d’ailleurs ceci : « Reporters face no strict obligation to quote or even identify sources. For sure, they have no obligation to mention and quote all their sources, which would in many cases be impractical and confusing ». Le mode « background » est acceptable.
La différence, et elle est déterminante, c’est que dans l’article du Times aucune information importante ne repose sur l’attribution à une source, et a fortiori à une source anonyme[2]. Le texte relate des faits, pas les suppositions et les opinions de tout un chacun, et il est écrit en mode affirmatif. Les journalistes assument la paternité et la responsabilité de tout ce qu’ils avancent, et au premier chef de la « théorie explicative », du dénominateur commun de l’ensemble des faits récoltés, en d’autres termes de « l’histoire ». À aucun moment ils ne se défaussent sur leurs sources. À aucun moment ils ne présentent ce qui se passe comme une « controverse » ou un conflit entre des sources qui disent blanc et d’autres qui disent noir. Ils se mouillent :
« Our reporting has led us to three unavoidable conclusions. In the years preceding the war, Netanyahu’s approach to Hamas helped to strengthen the group, giving it space to secretly prepare for war. In the months before that war, Netanyahu’s push to undermine Israel’s judiciary widened already-deep rifts within Israeli society and weakened its military, making Israel appear vulnerable and encouraging Hamas to ready its attack. And once the war began, Netanyahu’s decisions were at times colored predominantly by political and personal need instead of only military or national necessity. […] We found that at key stages in the war, Netanyahu’s decisions extended the fighting in Gaza longer than even Israel’s senior military leadership deemed necessary. […]
« Under political pressure from those coalition allies, Netanyahu slowed down cease-fire negotiations at crucial moments, missing windows in which Hamas was less opposed to a deal. He avoided planning for a postwar power transition, making it harder to direct the war toward an endgame. He pressed ahead with the war in April and July 2024, even as top generals told him that there was no further military advantage to continuing. When momentum toward a cease-fire seemed to grow, Netanyahu ascribed sudden significance to military objectives that he previously seemed less interested in pursuing, such as the capture of the southern city Rafah and later the occupation of the Gaza-Egypt border. And when an extended cease-fire was finally forged in January, he broke the truce in March in part to keep his coalition intact. »
Vous me direz que la plupart des enquêtes journalistiques contiennent des citations ou des attributions, et que c’est quelque chose qui est attendu du public. C’est vrai. Mais il y a toute la différence du monde entre, d’une part, citer des sources par velléité de transparence (le journaliste explique sa démarche et comment il est arrivé à une conclusion dont il assume néanmoins la responsabilité ; bref, il présente ses preuves), et d’autre part, citer des sources dans le but de faire porter à celles-ci la responsabilité de l’histoire.
Cent dix sources, donc. Pourquoi avoir parlé à autant de monde ? Il n’est pas déraisonnable de supposer que « l’histoire » avait pris forme bien avant d’arriver au bout de la liste. Pourquoi ce zèle ? J’ai lu, au cours de l’été, une série d’essais du philosophe Karl Popper[3], qui s’est intéressé à la recherche de la vérité, et notamment à ce qui fait selon lui l’essence de la recherche scientifique, la méthode critique, soit la recherche active des erreurs potentielles et des contradictions afin de vérifier si une « théorie explicative » tient la route et s’il n’en existe pas une meilleure.
C’est une gymnastique intellectuelle similaire qui distingue le journalisme d’enquête du journalisme de tous les jours, et je n’invente rien en établissant un parallèle entre la recherche scientifique et le journalisme — bien d’autres avancent ce rapprochement. L’enquêteur, comme le chercheur, et comme le détective, recherche et prend en compte les informations contradictoires, au lieu de les écarter comme dérangeantes. Vous lisez des polars ? Pouvez-vous imaginer Harry Bosch ou le commissaire Adamsberg écartant des indices et des témoins, refusant d’examiner certaines pistes, pour se concentrer essentiellement sur ce qui confirme son hypothèse ?
Le paradigme de l’enquête commande de résoudre les contradictions, pas de tout faire pour les éviter. Le journaliste d’enquête, dans un effort de transcendance, s’astreint à « tester » son histoire en tentant de la réfuter. Ce qui suppose de trouver et consulter les sources susceptibles de bousculer la théorie explicative de départ. C’est, en journalisme, le véritable sens du mot « vérification ».
Dans le cas du Times, après avoir parlé à plus de 100 personnes de toutes allégeances, les journalistes ont de toute évidence estimé avoir mis au point une « théorie explicative », en l’occurrence un vaste ensemble de faits en phase avec l’ensemble des témoignages recueillis, et des conclusions dont ils pouvaient prendre la responsabilité.
Également éclairant, dans l’article du Times, ce qu’on n’y trouve pas. À savoir des commentaires ou des affirmations qui jettent le doute sur la théorie explicative, comme si les journalistes, après avoir claironné leur histoire, tenaient à se protéger en signalant en douce qu’elle pourrait en fin de compte ne pas être la bonne.
Il ne faut pas confondre une enquête avec la description d’un conflit ou d’une controverse, qui commande en principe de faire une place aux « deux côtés de la médaille » parce que le journaliste ne veut pas, ne peut pas ou ne doit pas conclure quant à qui a raison et qu’il doit se montrer « équitable ». Cette règle ne s’applique pas au journalisme d’enquête, où le concept « d’équité » s’entend tout autrement : « [Investigative journalism] is not there to provide a balanced portrait or to win friends. Where “fairness” comes in is that in the course of an exposure, no matter how harsh, one must never distort, mislead the audience of falsify the facts »[4]. « Investigative reporters are freed from the most debilitating constraints of daily journalism: reliance upon official sources, formulaic balance among contending positions, and the daily deadline »[5].
Le journaliste Steve Weinberg écrit : « The best investigators search as assiduously for contradictory evidence as they do for suppporting evidence »[6]. Tony Harcup va dans le même sens : « Investigative reporting typically abandons the journalistic convention of allegation-and-denial, or attributed opinions, in favour of an attempt to establish facts which, if possible, decide the issue one way or another »[7].
Un reportage d’enquête ne consiste pas à mettre face à face deux versions divergentes, il suppose plutôt d’examiner et vérifier toutes les versions pour en arriver à déterminer par triangulation ce qui constitue la vérité, qui parfois ne sera ni l’une ni l’autre des versions divergentes du départ : « Like the daily reporter, the investigative reporter feels he must faithfully seek “both sides”… Unlike the daily reporter, however, the investigative reporter does not merely repeat both sides. Rather, [he] proceeds to weigh both sides and eventually comes to a judgment »[8].
Pierre Sormany va dans le même sens lorsqu’il évoque une « démarche journalistique fondée sur un questionnement et sur un effort de vérification méthodique ». Il ajoute : « Une révélation troublante peut être le début d’une enquête, mais ce n’est qu’après avoir éliminé toute autre explication possible ou plausible que sa publication devient pertinente […] ». Le journaliste d’enquête a le devoir, selon lui, de « traiter toute information de départ avec un scepticisme total »[9].
Il n’est pas toujours possible pour le public de savoir si un journaliste d’enquête a fait le travail jusqu’au bout, où s’il a simplement rassemblé (ou fabriqué) le matériel susceptible d’étayer son hypothèse de départ. L’absence de recherche de preuves, les carences éventuelles en matière de vérification sont des problèmes difficiles à apprécier de l’extérieur. Mais à la lumière de ce qui précède, on peut néanmoins identifier quelques pistes qui peuvent aider le public à débusquer le dilettantisme ou le mercenariat.
Au premier chef, si les journalistes ne prennent pas la responsabilité de leurs trouvailles et ne sont pas affirmatifs, s’ils font état, essentiellement, d’allégations ou de commentaires, a fortiori provenant de sources douteuses, vous n’êtes tout simplement pas devant une enquête. L’histoire est celle de quelqu’un qui propage des allégations, sans plus. Et que plusieurs personnes fassent des allégations semblables ne transforme pas celles-ci en autant de faits avérés, même si c’est parfois l’impression qui est laissée.
Il faut également se méfier de ces reportages dans lesquels une « histoire » est présentée comme avérée en manchette et en première partie, pour être suivie, en deuxième partie, de commentaires qui laissent entendre qu’elle n’est peut-être pas exacte, ou même fondée. Si en plus le journaliste prend tous les moyens discursifs possibles pour éviter de prendre les faits à sa charge, nous sommes devant un journalisme non pas d’enquête, mais d’insinuation. De tels reportages, le cas échéant, seront éventuellement défendus sur la base de leur « équilibre » et de leur « exactitude » (dans la mesure où les sources ont bien dit ce qu’on dit qu’elles ont dit). Mais ce ne sont pas des reportages d’enquête. Ce sont plutôt des vox pop sur les stéroïdes.
L’emploi du conditionnel et l’utilisation à répétition de l’attribution pour tout ce qui est conséquent sont des signes probants qu’aucune enquête digne de ce nom n’a pas été menée. Il y a quelques années, dans une étude remarquable, le journaliste Craig Silverman mettait le doigt sur un problème assez fréquent, celui des textes écrits au conditionnel, où l’auteur n’affirme rien lui-même, mais qui sont surmontés d’une manchette qui elle, est bel et bien affirmative[10].
Tout le monde s’entend pour dire que le journalisme d’enquête se distingue par la lourdeur de ses conséquences. Je n’aime pas beaucoup qu’on parle à son sujet du besoin d’une « rigueur accrue », ce qui laisserait entendre que le journalisme du quotidien n’a pas besoin d’être aussi soigneux. Je préférerais qu’on insiste sur le besoin que préside à l’exercice d’enquête une conscience aigüe du poids de la responsabilité. Responsabilité envers les parties prenantes, mais aussi, plus fondamentalement, envers le public et envers la vérité. Conscience aigüe, également, du risque d’erreur, du saut aux conclusions, du biais de confirmation, de la vision tunnel.
Le journaliste Jim Lehrer a proposé un engagement éthique très simple : « Je mettrai à toute histoire autant de soin que si elle portait sur moi[11] ». Si ce principe était toujours respecté, tout le monde s’en porterait mieux.
[1] Kingsley, P., Bergman, R., Odenheimer, N., How Netanyahu Prolonged the War in Gaza to Stay in Power, New York Times, 11 juillet 2025.
[2] Le texte contient de nombreuses citations, directes ou indirectes, présentées comme des faits. Parmi les sources humaines on trouve un expert (nommé), un conseiller de la vice-président Kamala Harris (nommé) et un animateur de radio (nommé) qui font des commentaires. Parmi les sources « anonymes » on trouve un « porte-parole du ministre de la justice », un « avocat » agissant comme porte-parole, et un autre « porte-parole ». Ces interventions sont toutes périphériques.
[3] Popper, K., À la recherche d’un monde meilleur, Les Belles Lettres, Paris, 2011.
[4] Leigh, D., Investigative Journalism, A Survival Guide, Palgrave Macmillan, 2019, p. 30.
[5] Ettema, J. S. & Glasser, T. L., Custodians of Conscience, Columbia University Press, 1998, p. 10.
[6] Weinberg, S., The Reporter’s Handbook, St-Martin’s Press, New York, 1996, p. 4.
[7] Harcup, T., Journalism principles and practice, Sage, London, 2009, p. 99. Voir aussi, sur le même thème, Ettema & Glasser, op. cit. p. 145 : « I believe that a story’s truthful if you have done everything you can to get all sides and then synthetize, analyze, and then publish that—and not disregard something because it might make your story gray instead of black. Mundane reason insists, however, that only one coherent story can be the truth, and it demands that reporters resolve any discrepancies that would create a significant disjuncture in reality ». Voir aussi : Ullmann, J., Investigative Reporting, Advanced Methods and Techniques, St-Martin’s Press, New York, 1995. p. 38.
[8] Ettema, J. S. & Glasser, T. L., On the Epistemology of Investigative Journalism, in Adam, G. S. & Clark, R. P., Journalism, The Democratic Craft, Oxford University Press, 2006, p. 131-134.
[9] Sormany, P., Le métier de journaliste, Boréal, 2024, p. 475, 500-501.
[10] Silverman, C., Lies, Damn Lies and Viral Content, Tow Center for Digital Journalism, 2015.
[11] Do nothing I cannot defend. Cover, write and present every story with the care I would want if the story were about me.