Vade Retro Satanas

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Il a encore été question, ces derniers mois, de la baisse de confiance envers les médias, parfois présentée — à tort — comme un problème qu’on vient de découvrir, et qui serait associé aux problèmes financiers des entreprises de presse. Ce déficit de crédibilité de la presse est un problème, bien sûr. Et il n’obtient pas l’attention qu’il mérite. Mais sa nature exacte n’est pas nécessairement celle que les médias semblent vouloir lui conférer. En effet, face à ce « problème » le réflexe des journalistes consiste souvent à évoquer le besoin « d’éducation aux médias ». Sous-entendu : le « problème », c’est que le public n’est pas à la hauteur. S’il « comprenait », bref s’il avait l’intellect requis, il réaliserait à quel point les médias font un travail impeccable. Autre sous-entendu : la presse ne fait jamais d’erreurs importantes ; donc, en corollaire, rien ne sert de se pencher sur la qualité de l’information comme source potentielle du « problème ».

Cette posture condescendante se heurte cependant à des données qui indiquent que cette prudence du public envers les médias est peut-être un signe de sa lucidité. Une étude menée au Québec et publiée en 2023[1] a montré que les gens, en général, estiment que l’information est approximative et que les médias n’accordent pas suffisamment d’attention aux enjeux importants. Pour beaucoup de répondants à ce sondage, les choses se sont passées « à peu près » (ou, pour une minorité, « pas du tout ») comme les médias l’ont raconté. La preuve n’est pas faite qu’ils ont tort. Pire encore, et plus inquiétant, plus de 80 % des répondants vont très loin et suggèrent que les journalistes contribuent à créer et diffuser des nouvelles volontairement fausses ou trompeuses (souvent 8,8 %, parfois 36,7 %, rarement 38 %). Très peu de gens pensent que ça n’arrive jamais. Moins de 30 % des répondants se disent convaincus que les journalistes n’ont d’autre allégeance que celle qu’ils doivent au public.

Plus important pour mon propos, moins du tiers, voire seulement le quart des répondants à un sondage récent mené dans quatre pays par le Reuters Institute sont d’avis que les médias admettent volontiers leurs erreurs. La vaste majorité des répondants pensent qu’ils font tout, au contraire, pour les cacher et pratiquent volontiers le « cover-up »[2]. Au Québec, selon l’étude évoquée plus haut, 41 % des répondants sont d’ailleurs de ce même avis. Ces données sont en phase avec la démonstration que j’ai construite dans mon dernier livre : les erreurs importantes ne sont généralement pas admises, et donc, pas corrigées.

Sur cette base, la méfiance relative du public peut se lire comme un signe d’esprit critique, et donc, d’une certaine manière, elle constitue une bonne nouvelle. Les dispositifs permettant d’assurer la qualité de l’information, là où ils existent, ont besoin d’une sérieuse mise au point, et les médias sont à ce titre dans le déni.

Dans un ouvrage phare publié il y a maintenant plus de vingt ans, les journalistes Kovach et Rosenstiel[3] ont proposé un concept qu’ils ont appelé le « interlocking public » — une expression dont j’avoue avoir du mal à lui trouver un équivalent en français. En gros, le concept propose que le public n’est pas homogène et que le degré « d’ignorance » ou « d’intérêt » des gens, face à une situation donnée, varie considérablement. Le public forme une mosaïque. Ainsi, pour chaque reportage, pour chaque nouvelle, dans un coin de cette immense mosaïque il y a des gens qui savent très bien de quoi parle la nouvelle, qui maîtrisent la question et disposent des connaissances nécessaires pour porter un regard éclairé sur le travail journalistique. En fait, il y a toujours, parmi les lecteurs ou les auditeurs, des gens qui en savent beaucoup plus que le journaliste. Ce même segment du public, au sujet d’un autre enjeu, se trouve parfaitement ignorant, et donc, a priori vulnérable à la mésinformation. Mais s’il a été laissé en état de dissonance chaque fois qu’il a été question aux nouvelles de quelque chose qu’il connaît, il risque de devenir systématiquement méfiant par la suite. Bref, chacun tire des conclusions à partir de son expérience personnelle, et il suffit d’en avoir eu une mauvaise pour verser dans la généralisation.

Un conseil de presse est-il encore possible ?

Au moins deux ouvrages importants sont sortis chez nous en 2023. D’abord La Cible, de Marc-François Bernier (éditions Art Global), dont j’ai parlé ici l’automne dernier. Il s’agit d’une contre-enquête au sujet d’un reportage de Radio-Canada, qui justement éclaire le propos que je tenais plus haut. Tout aussi important, Un conseil de presse est-il encore possible ?[4] de Raymond Corriveau, lui-même un ancien président du conseil, mérite grandement qu’on s’y arrête. Quiconque s’intéresse à la qualité de l’information devrait en prendre connaissance. Et bien qu’écrit dans un cadre académique, le livre de M. Corriveau est loin d’être soporifique. L’auteur, en fait, n’y va pas par quatre chemins. Les choses sont dites clairement.

Le Conseil de presse « déroge de plus en plus de sa mission initiale » écrit M. Corriveau (p. 62). Malgré l’incantation récurrente à l’effet qu’il faut le renforcer, explique-t-il, il est devenu la chose des patrons de presse (p. 74), pour qui l’intérêt public, dans la mesure où il compte, passe après celui de leur organisation. Mes lecteurs se souviendront peut-être de ma propre enquête sur la question, publiée ici en 2018. J’ai alors montré comment le processus de traitement des plaintes avait été modifié et détourné pour mettre des bâtons dans les roues des plaignants.

À l’heure actuelle, le Conseil est financé aux deux tiers par Québec (p. 69) et M. Corriveau suggère que « l’État en arrive à contribuer, sans trop le réaliser, à une forme de blanchiment éthique. […] Au lieu d’une telle mascarade, ne vaudrait-il pas mieux jouer franc jeu et avoir un conseil de presse directement financé par l’État ? » (p. 89). « Garantir un fonctionnement équitable d’un conseil de presse ou lui assurer une existence légale et financière appropriée n’est pas une intervention de l’État dans le contenu des médias » (p. 37).

M. Corriveau évoque au passage la fameuse commission parlementaire de 2019, qui a porté essentiellement sur les crédits d’impôt, et non sur l’information, comme le gouvernement l’avait promis au départ. Il qualifie d’imbuvable et d’inqualifiable, rien de moins, le mémoire alors déposé par le CPQ (p. 63). À l’époque, certains patrons de presse ne se sont pas gênés pour dire aux élus qu’il serait mal venu d’obliger les entreprises de presse à devenir membres du Conseil de presse. « Les entreprises de presse ont trouvé le moyen de recevoir du financement sans qu’aucune obligation éthique leur soit imposée en contrepartie » (p. 58), rappelle l’auteur. « Il faut cesser de fantasmer sur l’horreur de la réglementation des médias et s’assurer que l’information comme bien commun appartient réellement à la communauté » dit M. Corriveau en conclusion. À lire !

La liberté d’expression en péril ?

Quelques médias québécois ont mené ces derniers temps une campagne publicitaire pour « dénoncer la censure de Meta qui a bloqué les contenus journalistiques de Facebook et d’Instagram » et « rappeler à la population l’importance d’avoir accès à une information crédible et vérifiée »[5]. On a eu droit, notamment, à « Elon Musk aperçu à la cantine Ti-Bi de Mégantic » et à « Alex Perron briguera la chefferie du PLQ », des « fausses nouvelles » qui un clic plus loin posaient le « problème » : la liberté d’expression serait en péril, nous disait-on en caractères bien gras. Rien de moins.

La rhétorique hyperbolique des entreprises de presse, dans le dossier C-18, une rhétorique à laquelle les journalistes adhèrent avec un enthousiasme qui laisse songeur, me semble nettement exagérée, au point de constituer un autre signe de cette condescendance que j’évoquais plus haut. La liberté d’expression n’est pas en péril au Canada… du moins pas à cause de Facebook (j’avoue qu’il faut s’inquiéter lorsqu’il devient inacceptable d’évoquer le titre d’un livre, mais ça n’a rien à avoir avec Meta ou Google).

Dans un récent texte[6], Richard Stursberg, qui a été vice-président de CBC/Radio-Canada de 2004 à 2010, a tenu des propos qui m’ont rappelé ceux de la regrettée Denise Bombardier, qui considérait les réseaux sociaux comme un « égout à ciel ouvert » duquel elle entendait bien garder ses distances[7]. Stursberg a écrit : « The chief problem with news isn’t financing—it is trust. A key source of the industry’s trust deficit can be found in the Faustian choices that it has made in the social media environment. Much of social media is a sewer, polluted with content that claims to be true but is, in fact, disinformation and fake news. Despite the dirty water, Canadian news companies have for many years looked to social media as a key partner in distributing and financing their content. Unfortunately, when news organizations allow—indeed, encourage—their stories to be posted on social media, sitting side by side with falsehoods and deep fakes, it probably compromises Canadians’ confidence. They trust the traditional news less. They doubtless think, as people often do, that you can be judged by the company you keep. […] Under the circumstances, the best course might be for the news industry to simply leave social media. It could then set up its own platform, access to which would only be granted to firms that subscribed to a tough code of journalistic ethics. […] This would ensure that content appearing on the platform would be—to the extent humanly possible—true, accurate, and fair. People coming to the platform would know that they would not be exposed to fraud, hoaxes, or AI-based fake news ». Bref, dans la mesure où ils adhèrent à leur mission, croient en leurs idéaux et respectent le public, les journalistes devraient dire Vade Retro Satanas, fuir à toutes jambes le cloaque des réseaux sociaux, en faire une antinomie, mettre fin à la confusion plutôt que de la perpétuer — quitte à défier leurs patrons, qui ne semblent capables d’examiner la question qu’avec leur oeil de commerçant. On peut lire le texte de M. Stursberg ici.

© Michel Lemay


[1] Bernier, M.-F. et Carignan, M.-E., Rapport de recherche du sondage sur la crédibilité, la confiance et l’imputabilité des médias d’information et des journalistes du Québec, 2023.

[2] Au Royaume-Uni, respectivement 23 % et 78 %; aux États-Unis, respectivement 25 % et 75 %. Banerjee, S., Mont’Alverne, C., R. Arguedas, A., Toff, B., Fletcher, R. et K. Nielsen, R. Strategies for Building Trust in News: What the Public Say They Want Across Four Countries, Reuters Institute, University of Oxford, 2023.

[3] Kovach, B. et Rosenstiel, T. The Elements of Journalism, Three River Press, 2001.

[4] Corriveau, R. Un conseil de presse est-il encore possible ? Les misères de l’autoréglementation, Presses de l’Université du Québec, 2023.

[5] Côté, M. Des médias s’unissent dans la campagne À la source, Le Quotidien, 7 décembre 2023.

[6] Stursberg, R. The News industry’s biggest problem isn’t financing—it’s trust. The Hub, 29 novembre 2023. https://thehub.ca/2023-11-29/richard-stursberg-the-news-industrys-biggest-problem-isnt-financing-it-is-trust/

[7] Bombardier, D. Maudits soient les réseaux sociaux, Journal de Montréal, 1er septembre 2020.