Autopsie: le Toronto Star et Gardasil

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Le 5 février 2015, le Toronto Star publiait les résultats d’une « enquête » portant sur le Gardasil, un vaccin anticancer fabriqué par Merck & Co. L’article, endossé le même jour en éditorial et intitulé « Le côté sombre d’un médicament miracle », occupait toute la partie supérieure de la une.[1] Il révélait qu’au moins 60 jeunes Canadiennes avaient souffert de problèmes de santé sérieux après une injection de Gardasil. Une avait eu besoin d’un fauteuil roulant, une autre d’une sonde gastrique, une autre était décédée. Le point de départ de la nouvelle était que les patients et leurs familles « croyaient » que le vaccin avait des effets secondaires dangereux et présentait des risques que la communauté médicale sous-estimait, voire dissimulait. Le Star appuyait ouvertement cette théorie, écrivant entre autres « qu’aux États-Unis, dans une base de données où sont répertoriés des rapports d’effets secondaires venant de partout dans le monde, nous avons découvert des milliers de cas suspects, incluant plus de 100 décès », qu’au Canada, dans une autre base de données, le Star avait découvert 50 incidents sérieux, « liés au vaccin », incluant 15 hospitalisations et deux décès et que « le public canadien ne reçoit qu’une information incomplète au sujet du Gardasil ».

Le Gardasil est aussi sûr que peut l’être un vaccin. Lancé en 2006, il procure une protection efficace contre certaines souches du virus du papillome humain (VPH), une infection transmise sexuellement qui peut entraîner divers cancers, dont celui du col de l’utérus. Bien qu’aucun médicament ou vaccin ne puisse être déclaré absolument sans risque, jusqu’à nouvel ordre l’innocuité du Gardasil est un fait scientifiquement établi. Il n’a pas causé les problèmes évoqués dans l’article ni, jusqu’à preuve du contraire, provoqué la mort de qui que ce soit.

1) L’article montait en épingle les histoires des « victimes », assorties de détails dramatiques, alors que les informations indiquant que le vaccin était sécuritaire, quand elles n’étaient pas éludées, n’étaient signalées que vaguement et discrètement.

2) Les journalistes n’avaient ni preuve, ni porteur de ballon crédible, ni lanceur d’alerte. Aucun médecin, scientifique ou fonctionnaire, même anonymement, ne soutenait que le Gardasil présentait un niveau de risque plus élevé que ce qui était annoncé et causait à l’occasion des problèmes graves.

3) Selon le Star, les « anecdotes » évoquées dans l’article avaient été signalées par des médecins. Aucun d’eux n’était cependant identifié et il semble que les journalistes ne leur avaient pas parlé.[2]

4) Les reporteurs avaient fouillé deux bases de données où sont amassés en vrac tous les incidents qui pourraient être liés à un médicament ou un vaccin, en attendant d’être analysés par des experts. En puisant sans nuance dans ce matériel, les journalistes du Star se sont trouvés à sélectionner et à monter en épingle des coïncidences.

5) Une étude crédible portant sur les données mentionnées ci-dessus existait bel et bien. Menée sous les auspices des Centers for Disease Control and Prevention américains, elle avait démontré que le vaccin était sécuritaire. Cette étude avait fait l’objet d’un article dans le Journal of the American Medical Association (JAMA) en 2009. Ni l’étude ni l’article n’ont été évoqués dans le Star.[3]

Les critiques ont tout de suite fusé. Gynécologue à San Francisco, spécialiste de la douleur et des maladies infectieuses, la docteure Jennifer Gunter a attaché le grelot le jour même de la publication, par le biais de son blogue.[4] Le lendemain, elle était qualifiée de « médecin de campagne » par Heather Mallick, une chroniqueuse du Star,[5] entraînant des réactions vigoureuses du pharmacien et blogueur John Greiss[6] et du docteur Ben Goldacre, un médecin, universitaire et auteur britannique.[7]

Julia Belluz, une journaliste médicale chevronnée, a été sommairement éconduite[8] après avoir contacté le Star. Son texte, « Comment le Toronto Star s’est magistralement fourvoyé au sujet du vaccin VPH », a été publié sur vox.com le 10 février.[9]

Vers le 10 février, le Star a reçu une lettre ouverte[10] cosignée par Juliet Guichon, de l’Université de Calgary, récipiendaire de la médaille d’honneur de l’Association médicale canadienne pour son travail sur le vaccin VPH, et par le docteur Rupert Kaul, professeur aux départements de médecine et d’immunologie, et directeur de la division des maladies infectieuses à l’Université de Toronto. La lettre, également signée par 63 spécialistes et chercheurs de partout au Canada, expliquait que le vaccin était sûr et que les reporteurs avaient confondu corrélation et causalité. Les effets secondaires « sérieux », disait-elle, sont très rares et sont des réactions allergiques. Elle ajoutait : « De multiples études ont montré l’absence de lien de causalité entre le vaccin et les événements évoqués par le Star… Avant d’attribuer des problèmes rares à un vaccin, il faut des preuves de causalité, et ni la communauté scientifique internationale ni le Toronto Star n’en ont ». La lettre a été publiée par le Star le 11 février, en page 17.

Le Star a alors cédé un peu de terrain, mais pas sur le fond. L’éditeur, John Cruickshank, a déclaré : « Nous avons mal géré cette nouvelle. La manchette était erronée et la publication à la une était une erreur… Je comprends que les lecteurs aient pu saisir que le vaccin était dangereux, mais l’article disait bien qu’il n’y avait pas de preuve qu’il était la cause des problèmes. »[11] Dans la foulée, le Star a publié le 13 février une note qui admettait : « Il n’y a aucune preuve médicale ou scientifique que ce vaccin a un côté sombre » et il a modifié la manchette pour : « Les familles veulent plus de transparence au sujet du vaccin VPH. »

Pendant ce temps, Kevin Donovan, qui avait dirigé l’enquête du Star, défendait toujours l’article : « Je maintiens mon appui à ce matériel… mes journalistes ont enquêté et mené des entrevues au sujet de cas sérieux, y compris un décès, qui ont fait l’objet de rapports déposés dans une base de données officielle… ».[12]

L’ombudsman du Star, Kathy English, faisait une lecture assez différente de la situation, qualifiant l’article d’alarmiste et de faux pas journalistique, et reconnaissant que « les critiques en provenance de la communauté scientifique sont fondées… Je me demande pourquoi nous avons publié ce texte. S’il n’y a pas de preuve que le vaccin a causé les problèmes qu’on y évoque, quelle était la nouvelle ? »[13]

Le 20 février, le Toronto Star a retiré l’article et les témoignages vidéo de son site Web, après avoir « conclu que le traitement accordé à cette affaire a entraîné de la confusion entre preuves et anecdotes ». L’éditorial du 5 février[14] et la chronique d’Heather Mallick sont demeurés en ligne, sans mise au point.

Dans une note aux lecteurs qui ne contient pas d’excuses, l’éditeur réitère alors que le but de l’article était d’expliquer que « des risques connus ne sont pas toujours communiqués adéquatement » et blâme « l’effet cumulatif des photos, des vidéos, des manchettes et des anecdotes ». Il ne mentionne pas la recherche lacunaire et l’interprétation fautive des données, les problèmes de sources, les inexactitudes et les omissions. Il mentionne que « maintenant que des dizaines de millions de jeunes femmes ont reçu le vaccin, il est concevable que des réactions rares soient découvertes, qui n’étaient pas connues jusqu’ici. »[15]

Étions-nous ici devant une enquête, qui par définition doit déboucher sur du solide, ou devant du human interest érigé en exclusivité ?

 En décembre 2015, John Cruickshank a convenu avec moi que l’article était problématique : « Ce fut un échec journalistique à tous les niveaux… L’article était fautif parce que notre analyse des données ne reposait pas sur une bonne compréhension du profil de risque du Gardasil. Le traitement et la manchette n’ont fait qu’empirer les choses et ont montré que ceux qui ont géré ce matériel n’ont compris ni l’article ni, a fortiori, ses imperfections… Quant aux anecdotes, sur le plan physiologique, il était impossible dans certains cas que les incidents soient liés au vaccin. Pour plusieurs autres, la probabilité qu’ils le soient était très faible, voire inexistante.[16]

Nous avions donc ici un reportage majeur, qui était manifestement fautif. Il a été férocement critiqué et qualifié de désastre par des gens qualifiés, qui ont expliqué clairement leur point de vue. Aucun représentant crédible du monde médical n’est venu défendre la nouvelle. Pourtant, le média n’a pas reconnu publiquement que l’article était fautif, cela dans une salle de rédaction de premier ordre, qui prend la science, l’exactitude et ses responsabilités au sérieux.

À notre époque de « faits alternatifs », ce dossier m’inspire deux hypothèses : (1) dans la presse en général, des reportages tout aussi problématiques, mais portant sur des sujets moins chauds, et suscitant moins de passion de la part de critiques indépendants, ne seront jamais corrigés, ni rétractés; (2) dans de tels cas, les réactions des critiques, aussi structurées et crédibles soient-elles, n’en sont pas moins peu visibles pour le grand public; et les médias, le sachant, estiment que la fuite en avant présente plus d’avantages qu’un mea culpa, faisant alors passer, le cas échéant, leur intérêt propre avant l’intérêt public.

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source.

Merci à John Cruickshank, qui a bien voulu répondre à quelques questions.

 Ce texte est une version abrégée et adaptée de « Le cinquième pouvoir en action : le Toronto Star et le Gardasil » qui constitue le chapitre 7 de Le Cinquième pouvoir, la nouvelle imputabilité des médias envers leurs publics, sous la direction de Marc-François Bernier, de l’Université d’Ottawa, publié aux Presses de l’Université Laval en décembre 2016. N’hésitez pas à vous procurer cet ouvrage collectif d’une grande actualité.

[1] BRUSER, David, et McLEAN, Jesse, Families seek more transparency on HPV vaccine (titre original : A wonder drug’s dark side), Toronto Star, 5 février, 2015.

[2] Ils ne sont en effet pas mentionnés, même de manière générique, dans la liste des sources qui figure au paragraphe 14. Le Star n’a pas répondu aux allégations voulant que parmi ces médecins se trouvait un naturopathe ou un chiropraticien. Voir aussi: http://www.cbc.ca/radio/asithappens/lynching-report-badger-nf-flood-risk-space-museum-rocket-and-more-1.2960346/we-failed-toronto-star-publisher-says-the-paper-s-hpv-vaccine-article-let-down-readers-1.2960366

[3] GUNTER, Dr. Jennifer, Explaining Gardasil girls and HPV vaccine safety to the Toronto Star and Heather Mallick, 9 février 2015, et The Toronto Star’s HPV Reporting is a Disaster, 10 février 2015. (Blogue de Dr. Gunter: https://drjengunter.wordpress.com)

[4] GUNTER, Toronto Star claims HPV vaccine unsafe. Science says the Toronto Star is wrong, 5 février 2015.

[5] MALLICK, Heather, Vaccine debate is one we shouldn’t even be having: Mallick, Toronto Star, 6 février 2015.

[6] GREISS, John. http://opined.ca/2015/02/response-heather-mallicks-column/

[7] Dr Goldacre a utilisé les adjectifs suivants : « crass, outdated, appalling, ignorant, irresponsible journalism ». Voir https://storify.com/karengeier/when-teaching-yourself-statistics-is-no-match-for.

[8] Le rédacteur en chef, Michael Cooke, a notamment déclaré à Belluz : « Stop gargling our bathwater and take the energy to run yourself your own, fresh tub. »

[9] BELLUZ, Julia, How the Toronto Star massively botched a story about the HPV vaccine, Vox, 10 février 2015. http://www.vox.com/2015/2/10/8009973/toronto-star-hpv-vaccine.

[10] GUICHON, Juliet and KAUL, Dr. Rupert, Science shows HPV vaccine has no dark side, Toronto Star, 11 février 2015.

[11] CBC, As It Happens, February 11, 2015. http://www.cbc.ca/radio/asithappens/lynching-report-badger-nf-flood-risk-space-museum-rocket-and-more-1.2960346/we-failed-toronto-star-publisher-says-the-paper-s-hpv-vaccine-article-let-down-readers-1.2960366

[12] DONOVAN, Kevin, Toronto Star’s Head of Investigations Stands by HPV story, 12 février 2015. http://canadalandshow.com/article/toronto-stars-head-investigations-stands-hpv-story.

[13] ENGLISH, Kathy, Public editor criticizes the Star’s Gardasil story, 13 février 2015.

[14] Make sure girls and parents know any risk with HPV vaccine, Toronto Star, 5 février 2015.

[15] A note from the publisher, 20 février 2015. Extrait : « Now that tens of of millions of young women have taken the vaccine, it is conceivable that very rare reactions may emerge that weren’t identified earlier. All vaccines, including Gardasil, have side-effects. The better known they are, the more safely the vaccine can be deployed. This is what the article sought to achieve as well as to note that acknowledged risks are not always properly communicated. »

[16] « There was failure in reporting and failures in every level of editing and oversight… The article was wrong because our analysis of the post injection event data wasn’t informed by a coherent understanding of the well established risk profile of Gardasil. This was made far worse by the presentation and headline treatments which indicated that the handlers of the story didn’t understand the story itself much less the story’s imperfections… The crux of the problem was the reporters’ failure to understand the statistical significance of the vast testing and close study of Gardasil. Some of the events the stories reported could not have been caused by the drug on a purely physiological basis. Many others were statistically extremely improbable, virtually to zero… »