Bugingo : la pointe de l’iceberg

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Le 23 mai 2015, le quotidien La Presse, de Montréal, révélait à la une que le journaliste François Bugingo, spécialisé en affaires internationales, inventait des faits. Bugingo avait prétendu entre autres avoir réussi à parler au fils emprisonné de Kadhafi et assisté à l’exécution d’un tortionnaire en Lybie, négocié la libération d’un otage détenu par Al-Qaïda en Mauritanie, et fait partie d’un convoi attaqué une quinzaine de fois en Somalie1. Pigiste, Bugingo a été prestement largué par les médias où il officiait, comme si ceux-ci venaient de trouver une mouche dans leur potage.

On a comparé l’affaire au cas de Janet Cooke, qui en 1980 a mis le Washington Post dans l’embarras en inventant de toutes pièces l’histoire d’un héroïnomane de 8 ans; à celui de Jayson Blair, plagiaire et fabricateur, qui a dû quitter le New York Times en 2003; à celui de Stephen Glass, dont les inventions ont été publiées notamment dans New Republic; et à celui de Brian Williams, du réseau NBC, récemment épinglé pour avoir enjolivé différents épisodes de sa vie professionnelle. On aurait pu en citer bien d’autres, surtout Jack Kelley, lui aussi spécialisé en affaires internationales, attrapé en 2004, et dont son employeur, USA Today, a découvert qu’il trichait de manière systématique.

Ces affaires avaient ceci en commun de venir de loin, mais surtout d’être survenues dans des salles de rédaction prestigieuses. Si le New York Times et le Washington Post ne sont pas à l’abri, c’est que personne ne l’est, nous faisait-on comprendre. Ces comparaisons donnaient à l’affaire Bugingo la couleur des exceptions, comme si l’on voulait se convaincre, et nous convaincre, que la fabrication est chose rarissime.

La dissémination délibérée d’informations fausses, ou dont on aurait pu déterminer qu’elles étaient fausses, ou dont il sera démontré plus tard qu’elles étaient fausses et ne seront jamais corrigées, est chose relativement fréquente. Ce qui est rare, c’est qu’on la dénonce. Ce qui est encore plus rare, c’est qu’on reconnaisse le phénomène et qu’on en discute. Bugingo, c’est l’arbre dont on voudrait bien qu’il cache la forêt.

Quelques-uns ont avancé des chiffres : 99 % des journalistes sont honnêtes, nous ont-ils assuré, comme si 99 % de l’information qui nous est transmise était exacte, et comme s’ils en savaient quelque chose. Nombreux sont les signes que nous sommes au contraire régulièrement induits en erreur, et il n’est pas téméraire de voir une simple manifestation de déni dans ce type de formule toute faite. Ce qu’il y a d’étonnant, dans l’affaire Bugingo, ce n’est pas qu’un journaliste ait triché, c’est que l’affaire ait été mise au jour. Il semble d’ailleurs qu’il s’en est fallu de peu pour que ce ne soit pas le cas.

En matière de vérité, les choses ne se coupent pas au couteau. Il n’y a pas deux catégories de nouvelles : les vraies et les fausses. L’actualité est complexe, la perfection n’existe pas. Nous sommes donc plutôt sur un continuum où l’information est saine à une extrémité, toxique à l’autre, mais qui compte des degrés intermédiaires. Cependant, quelque part sur ce continuum, il y a un point de bascule. D’un côté de celui-ci, l’information est relativement exacte, voire parfaitement honnête; de l’autre, elle est à peu près ou complètement fausse. C’est le côté fiction, celui où l’on « cadre » ce qui se passe pour tracer un portrait des choses qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Personne ne sait vraiment où se situe le point de bascule, et dans quelle proportion on nous sert de la fiction, mais tout porte à croire qu’une partie non négligeable de l’information pose problème.

On note avec intérêt que dans leur chasse aux précédents les commentateurs ont négligé des cas canadiens connus : celui du journaliste médical Brad Evenson, par exemple, congédié par le National Post en 2004, après qu’il eut inventé des sources et des citations, ou celui du Telegraph-Journal, où quelqu’un, en 2009, a vandalisé le texte de deux journalistes ayant couvert les funérailles de l’ex-gouverneur général Roméo Leblanc, y ajoutant une invention, à savoir que le Premier ministre Stephen Harper avait empoché l’hostie au moment de la communion. Cette dernière histoire a fait les choux gras des médias canadiens pendant trois semaines, jusqu’à ce que le journal admette qu’elle avait été inventée de toutes pièces. Pour ce qui est d’Evenson, on peut comprendre que son histoire ne soit pas apparue sur les écrans radar : en 2004, le National Post a réussi à la comprimer en 150 mots, dans une note aussi elliptique que discrète. Étrangement, le National Post a estimé que l’affaire Bugingo, pour sa part, méritait la une, et avec photo. Comme quoi les cas de fabrication présentent un degré d’intérêt public qui varie selon qu’ils se produisent chez soi ou ailleurs.

Sans doute parce que son cas était frais dans les esprits, quelques observateurs ont mis Sara R. Erdely, du magazine Rolling Stone, dans le même sac que Bugingo. Cette histoire mérite effectivement qu’on s’y arrête, mais elle ne se situe pas à l’extrémité du continuum que nous évoquions plus haut, que l’on réserve à la mythomanie et aux histoires tirées du néant. Elle loge plutôt dans une section voisine, moins extrême, mais plus encombrée.

L’article de Rolling Stone (A rape on Campus: A Brutal Assault and Struggle for Justice at UVA), publié le 19 novembre 2014, relatait un viol collectif survenu sur un campus américain. L’histoire de la victime, « Jackie » (un pseudonyme), se voulait représentative d’un problème qui semble endémique. S’appuyant sur le récit de l’agression et de ses suites, l’article portait un regard critique sur la manière dont les administrations universitaires font face à ces événements, jusqu’à quel point elles aident les victimes et combattent le phénomène.

L’article comportait des détails qui étaient peu plausibles. Un blogueur, Richard Bradley, a rapidement soulevé des doutes2. Le Washington Post, et d’autres, se sont intéressés à l’affaire. L’équipe de Rolling Stone, alertée, s’est alors mise à faire des vérifications qui auraient dû être faites bien avant, pour finalement admettre que l’histoire, telle que racontée, ne tenait pas la route. L’article a été rétracté le 5 décembre. Ébranlée, la direction de Rolling Stone a demandé à des experts de la Columbia University Graduate School of Journalism (CSJ) de l’aider à comprendre ce qui s’était passé.

Nous étions ici devant le cas classique d’une histoire trop belle pour être vraie, dont on avait décidé qu’elle était vraie sans vérifier qu’elle l’était, pour ensuite installer, consciemment ou pas, le cadrage nécessaire pour la rendre vraie. Le rapport de la CSJ, tout feutré soit-il dans la forme, montre que les problèmes se voyaient comme le nez au milieu du visage : « [Rolling Stone] set aside or rationalized as unnecessary essential practices of reporting that, if pursued, would likely have led the magazine’s editors to reconsider publishing Jackie’s narrative so prominently, if at all… The problem was methodology, compounded by an environment where several journalists with decades of collective experience failed to surface and debate problems about their reporting or to heed the questions they did receive from a fact-checking colleague… The magazine did not pursue important reporting paths… »3.

Pour résumer, Erdely a éprouvé une confiance aveugle pour la victime, dont il semble convenu qu’elle a vraiment subi une agression, mais pas du tout dans les circonstances décrites dans l’article. La confiance et la déférence ont été si grandes, en fait, que l’histoire du viol, à toutes fins utiles, reposait sur une seule source : Jackie. Par la suite, pour arriver au résultat programmé, les techniques classiques de cadrage ont été mises en jeu. La journaliste a ainsi négligé de rechercher l’instigateur de l’agression, ne serait-ce que pour confirmer qu’il existait, alors que Jackie lui avait donné des détails à son sujet, détails qui ont plus tard mené à une personne dont la police a établi qu’elle n’avait rien à voir avec l’affaire. Erdely a aussi négligé de retracer les trois amis de Jackie à qui celle-ci se serait confiée immédiatement après l’agression, renonçant à un exercice de corroboration élémentaire. Lorsqu’ils furent finalement retrouvés, dans le cadre de l’enquête, la version des amis en question ne correspondait pas du tout à celle de Jackie.

Une dimension non négligeable de l’article consistait à montrer l’indifférence institutionnelle à l’égard de Jackie. Deux cadres supérieurs de l’université, mis en cause, ont expliqué en quoi leurs actions et leurs paroles avaient été grossièrement déformées.

L’article s’abstenait de préciser au lecteur que l’agresseur principal, affublé dans le texte d’un pseudonyme, n’avait pas été identifié et que le magazine n’avait pas vérifié qu’il existait. De même, l’article comportait des citations directes des « trois amis », alors que la journaliste ne leur avait pas parlé. Bref, on laissait ici l’impression très nette au lecteur qu’il y avait eu corroboration et que les sources étaient de première main, et que l’existence et l’identité de l’agresseur avaient été validées, alors que ce n’était aucunement le cas. On induisait ici en erreur par omission, une technique de cadrage particulièrement pernicieuse.

Les problèmes, en fin de compte, étaient nombreux, parfaitement visibles, et soulevaient des questions journalistiques élémentaires. Comme l’écrira Bradley en avril : « Even if Jackie’s story turned out to be true, it still shouldn’t have been published as it was reported and written ».

Ceux qui ont commenté l’affaire Bugingo auraient également pu faire allusion à un autre cas récent. Le 5 février 2015, le Toronto Star publiait avec fracas, à la une, un article dévastateur au sujet de Gardasil, un vaccin très efficace dans la prévention de certains cancers génitaux causés par le virus du papillome humain (VPH). L’article (« A wonder drug’s dark side ») posait, à tort, mais avec force, que le vaccin était potentiellement dangereux, et que ses effets secondaires, parfois graves, faisaient l’objet d’une sorte de cover-up. On affirmait avoir trouvé 60 cas problématiques, dont un décès. Une lecture à peine attentive suffisait cependant pour constater que l’histoire, basée sur des coïncidences, des impressions et des demi-vérités, ne contenait rien de solide. Elle était cependant spectaculaire.

Les critiques ont immédiatement fusé, d’abord hautainement balayées du revers de la main par le Star. Mais par la suite, le quotidien a dû se résoudre à publier une lettre ouverte signée par 65 éminents spécialistes, qui signalait notamment : « The only—and very rare—serious side effect of HPV vaccines that [studies] identified was allergic reactions. Public health officials… have not found evidence of any other serious side effects »4. Pas de mort, pas de problèmes graves, pas de lien de causalité, et donc, évidemment, pas de cover-up. En définitive, la thèse de l’article était sans fondement.

Le Star n’a alors reculé que d’un pas, reconnaissant que le vaccin n’avait aucun « dark side ». Le journal a désavoué la manchette et le placement à la une5, mais pas l’article. Étrangement, on concédait qu’une manchette qui affirmait que le vaccin avait un « dark side » était injustifiée, tout en défendant bec et ongles un article de 72 paragraphes qui expliquait qu’il en avait un. Tout le monde n’a pas avalé cette couleuvre. La controverse a continué, avec notamment un article dans le Los Angeles Times, le 13 février, que le Star n’a pas dû apprécier : « How a major newspaper bungled a vaccine story, then smeared its critics »6.

Le Star a finalement capitulé le 20 février. Il a alors retiré l’article de son site web, un geste extrêmement rare, l’équivalent d’une retraite complète. Une note de l’éditeur, cependant alambiquée, a fait office de mea culpa7. L’ombudsman du journal, pour sa part, se grattait la tête depuis au moins une semaine (« In looking at all of this, I have to wonder why the Star published this at all… If there is no proof that any of the young women’s illnesses… were caused by the vaccine, then what is the story? »)8.

Ici, comme dans le cas de Rolling Stone, nous étions devant des problèmes méthodologiques et organisationnels qui n’avaient rien de complexe. Les journalistes du Star avaient sélectionné un certain nombre d’anecdotes et établi et décrit entre elles des liens qui n’existaient pas. Ils avaient rencontré des parents qui « croyaient » que le vaccin avait fait du tort à leurs enfants. Comme dans Rolling Stone, les points faibles de l’article sautaient aux yeux et si les patrons avaient été vigilants, il leur aurait été facile de prévenir la catastrophe. Ainsi, dans le texte, et ce n’est pas anodin, pas un seul médecin ou expert ne soutient la thèse centrale de l’article, à savoir que le vaccin cause des effets secondaires dangereux. Le Star dira plus tard que les « anecdotes » au coeur de son histoire lui ont été fournies par des médecins. Aucun de ces médecins n’est nommé ou cité et, a priori, les journalistes ne leur ont même pas parlé.9

L’autre côté de la médaille, à savoir que Gardasil a fait l’objet de nombreuses études concluantes, et qu’il est d’une efficacité redoutable, est évoqué dans 6 paragraphes sur 72, noyés dans une mer de matériel tendancieux. « The article is grossly misleading. General statements about the tested safety of the vaccine are embedded obscurely, while the horrifying tales of death and disability are splashed prominently throughout, including a huge photo spread. Any casual lay reader exposed to this article would have come away with the impression that this vaccine is dangerous » a écrit le journaliste Jonathan Kay10.

Qu’un François Bugingo ou qu’un Brian Williams exagère les risques qu’il a couru en zone de guerre n’a pas de conséquences graves, sinon celle d’ébranler un peu plus la confiance du public dans la presse. Des cas comme Jackie et Gardasil sont beaucoup plus sérieux, et ne se méritent pourtant pas le dixième de l’attention médiatique accordée à Bugingo et Williams, et personne n’est congédié (Bugingo) ou suspendu (Williams). L’histoire de Jackie a eu des répercussions graves sur la réputation d’une association étudiante, d’une université et de plusieurs personnes dont la carrière va en souffrir; elle a aussi laissé des traces dans l’esprit des victimes et des futures victimes d’agression, qui garderont des doutes sur l’écoute institutionnelle qu’elles recevront si elles décident de dénoncer leurs agresseurs. Dans le cas du Star, on a alimenté le mouvement anti-vaccin, égratigné des réputations, et peut-être encouragé des personnes à se priver de vaccins qui sauvent des vies. On connaît de meilleures manières de servir l’intérêt public.

Plusieurs, examinant l’affaire Bugingo, ont fait valoir que ce genre de situation est difficile à détecter et à prévenir. Que débusquer Jayson Blair avait été complexe, et que celui-ci et d’autres avaient facilement réussi à tromper leurs organisations. Le système est basé sur l’honneur et la confiance, nous a-t-on seriné, on ne peut pas tout vérifier.

Jayson Blair est arrivé au New York Times en 1998. Dès ses débuts, il a montré une inclination pour le travail bâclé. En janvier 2002, son supérieur d’alors estimait que son taux d’erreur était « extraordinairement élevé » et « qu’il fallait l’arrêter ». En avril, il est formellement réprimandé, avant d’être temporairement détaché aux sports. En octobre, assigné à une affaire majeure, il publie un texte à la une, basé sur des sources anonymes, qui s’attire immédiatement les foudres des autorités publiques, qui dénoncent les faussetés qu’il contient. Non seulement personne, au Times, ne demande à Blair qui étaient ses sources, mais il reçoit un mot de félicitations. En décembre, même scénario. Un article de Blair, toujours à la une, fait réagir un procureur, qui déclare en mêlée de presse : « peu importe qui est à l’origine de ces informations, elles sont fausses et archi-fausses… » Personne, au Times, ne confronte Blair.

Blair écrivait ses articles au bar du coin, ou dans son salon, sans se déplacer, faisant croire qu’il rencontrait les protagonistes. Dans ses six derniers mois au Times, il aurait dû avoir visité 20 villes dans 6 états, il n’a jamais produit la moindre note de frais11.

Bref, débusquer Blair n’était pas si difficile.

On pourrait faire une analyse semblable du cas de Janet Cooke. Là aussi, les premiers doutes et signes avant-coureurs ont été ignorés. De même de Patricia Smith, au Boston Globe : on se doutait depuis trois ans qu’elle inventait lorsqu’elle a finalement été amenée à quitter le journal en 1998.

Le problème n’est pas que la détection est difficile. Il semble plutôt qu’il faille conclure que lorsque pointent des signes que quelque chose cloche, les médias choisissent généralement de les ignorer, jusqu’à ce qu’on leur force la main, ce qui, espèrent-ils, n’arrivera pas. Ce fut le cas pour Blair et pour Cooke : c’est une plainte provenant d’un autre journal qui a provoqué le dénouement. Dans le cas du Star, sans la lettre signée par les 65 scientifiques, on peut penser que l’article serait toujours en ligne.

Dans l’affaire Bugingo, Isabelle Hachey, la journaliste qui a sorti l’histoire, signale ainsi qu’elle et d’autres avaient des doutes depuis longtemps, et qu’elle n’a pas eu de mal à prouver la fabrication. Lorsqu’on lui souffle avec une admiration un peu béate que son enquête a été « titanesque », elle dégonfle immédiatement ce ballon : « J’y ai consacré un mois. Donc finalement moins que certains autres sujets que j’ai traités et qui ont pu me prendre deux ou trois mois… Ça n’a finalement pas été si compliqué. J’ai repris ses chroniques, ses billets de blogue, j’ai vérifié, j’ai passé des coups de fil.12»

Rien de sorcier. Pas exactement le Watergate.

En fait, la seule chose qui semble avoir été difficile, pour Hachey, c’est de convaincre sa hiérarchie. Elle dit : « Ça a été difficile de vendre [le sujet] à mes patrons ! Ils étaient sceptiques… Ils avaient peur que je fouille pendant des mois et que rien ne sorte… peur également d’être accusés de vouloir faire du tort à un groupe concurrent. Mais je suis arrivée avec quelques résultats déjà, et ils m’ont laissé faire. Plus tard, j’ai été convoquée dans le bureau de mon patron. J’avais trois patrons autour de moi. On a discuté de cela longuement. Ils se demandaient si ça en valait la peine. Ils avaient des réserves… ».

Tout en faisant confiance à leurs employés, dans la plupart des industries, les organisations ont développé, au fil du temps, des systèmes de contrôle de la qualité afin de parer aux erreurs, aux accidents, et aussi, puisque ça existe, à l’incompétence ou à la malveillance. Partout, on a professionnalisé le travail, avec des méthodes, des protocoles, des normes, des mécanismes de mesure et de vérification. Le but : livrer un produit de qualité, trouver et comprendre les problèmes pour éviter qu’ils se répètent. Il ne saute pas aux yeux que l’industrie de l’information a fait ce passage.

Lorsqu’il se dépeint en globe-trotter, habitué des zones de guerre, toujours au cœur de l’action, prenant des risques personnels, Bugingo rejoint effectivement Brian Williams, le chef d’antenne de NBC, qui s’est complu à enjoliver les situations dans lesquelles il s’est trouvé, notamment en Irak. Bugingo et Williams cherchaient surtout à se donner le beau rôle, à se bâtir un personnage. Par exemple, Williams prétendra avoir été passager d’un hélicoptère militaire atteint par des tirs, qui a dû atterrir derrière les lignes ennemies, en plein désert. Jack Kelley donnait là-dedans lui aussi : il était toujours au bon endroit au bon moment, les bombes explosaient à quelques mètres de lui13.

Si tous les journalistes ne sont pas mythomanes, loin s’en faut, tous vivent dans un star system où pour se faire une place au soleil il faut produire des histoires qui sortent de l’ordinaire. Patricia Smith, congédiée pour fabrication, a mis des mots sur ce qui, pour plusieurs, est devenu une deuxième nature : « I wanted [my] pieces to jolt, to be talked about, to leave the reader indelibly impressed. And sometimes… they didn’t. So I tweaked them to make sure they did »14. « [You don’t want] to turn in a mediocre story… You don’t want to be ordinary… » a dit Dennis Love, plagiaire et fabricateur15.

Clay Shirky a écrit, dans New Republic, parlant de A Rape On Campus : « The Story Too Good To Check happens at the intersection of journalism’s two imperatives: Be Truthful, and be interesting. This doesn’t provide a lot of room to operate—almost everything that’s true is boring and almost everything that’s interesting is false. There’s an asymmetry in the profession, however; journalists are expected to be truthful, but they are rewarded for being interesting »16.

Non seulement le star system en question pave-t-il la voie aux histoires déformées ou inventées, il contribue à un relâchement déontologique généralisé. On ne tolérerait pas d’un journaliste débutant une histoire rédigée au conditionnel ou non corroborée, mais on le tolère d’un journaliste chevronné devenu une vedette.

Tous ceux qui ont affaire à la presse régulièrement l’ont expérimenté : il y a toujours un risque que les journalistes ne s’intéressent à une histoire qu’à cause de ses « aspérités ». Il y a, le cas échéant, quelque chose de naïf à vouloir leur fournir du contexte. Seules les aspérités retiennent leur attention, de manière presqu’hypnotique. On y accrochera une autre histoire, plus intéressante que celle qui n’a que le maigre mérite d’être exacte.

Il est donc permis de craindre les effets d’un cocktail dangereux, qui combine un laisser-aller déontologique; une tendance au déni, voire une propension au cover-up, ou à tout le moins une résistance au doute; l’absence de systèmes de contrôle de qualité efficaces; un star system dont les effets pervers ne sont pas combattus lorsqu’ils ne sont pas encouragés.

Bugingo, c’est la pointe de l’iceberg.

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source. En 2014, l’auteur a publié VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information, chez Québec Amérique.


1. « Des reportages inventés de toutes pièces » et autres articles, Isabelle Hachey, La Presse, 23 et 25 mai 2015.

2. Ceux qui s’intéressent à cette histoire liront avec intérêt les textes de Richard Bradley du 24 novembre 2014 (« Is the Rolling Stone Story True? ») et du 7 avril 2015 (« In the End, It’s All About Rape Culture—or the Lack Thereof »).

3. « Rolling Stone and UVA: The Columbia University Graduate School of Journalism Report—An anatomy of a journalistic failure », Sheila Coronel, Steve Coll, Derek Kravitz, le 5 avril 2015.

4. « Science shows HPV vaccine has no dark side », Dr. Juliet Guichon, Dr. Rupert Kaul, et 63 autres spécialistes. Toronto Star, le 11 février 2015.

5. Le Star convient explicitement : « There is no scientific medical evidence of any ‘dark side’ of this vaccine. » La manchette a été changée pour : « Families seek more transparency on HPV vaccine », ce qui continue de sous-entendre un cover-up au sujet des effets secondaires du vaccin.

6. « How a major newspaper bungled a vaccine story, then smeared its critics », Michael Hiltzik, Los Angeles Times, le 13 février 2015.

7. Pour le Toronto Star, ce sont les lecteurs qui ont mal lu (« the weight of the photographs, video, headlines and anecdotes led many readers to conclude the Star believed its investigation had uncovered a direct connection between a large variety of ailments and the vaccine ») et les scientifiques qui se sont montrés trop sensibles (« Some doctors [en référence à plus de 65 spécialistes] and public health officials were troubled by the story treatment and by the lack of reference to the many studies which conclude the risks of Gardasil are low »). Notons l’usage révélateur du mot conclusively dans la phrase qui suit : « the story included the caveat that none of [the] instances had been conclusively linked to the vaccine ». « A note from the publisher », 20 février 2015.

8. « Public editor criticizes the Star’s Gardasil story », Kathy English, Toronto Star, le 13 février 2015.

9. Au paragraphe 14, les journalistes expliquent leur méthode et énumèrent leurs sources. Les médecins traitants ne sont pas évoqués : « As part of its ongoing investigation into drug safety, the newspaper analyzed side-effect reports from a Health Canada database, and interviewed regulators, a doctor closely involved in the vaccine’s clinical trial and, in 12 cases, young women and parents who believe the vaccine caused considerable suffering ».

10. « Dropping Science », Jonathan Kay, The Walrus, le 12 février 2015.

11. Sur l’affaire Blair, nos sources sont multiples, mais la principale est le New York Times lui-même (« Times Reporter Who Resigned Leaves Long Trail of Deception and Broken Trust at Paper », le 11 mai 2003).

12. « Isabelle Hachey: “Je n’imaginais pas qu’on parlerait autant,” Hélène Roulot-Ganzmann, Projet J, le 25 mai 2015.

13. « The evidence strongly contradicted Kelley’s published accounts that he spent a night with Egyptian terrorists in 1997; met a vigilante Jewish settler named Avi Shapiro in 2001; watched a Pakistani student unfold a picture of the Sears Tower and say ‘This one is mine,’ in 2001; visited a suspected terrorist crossing point on the Pakistan-Afghanistan border in 2002; interviewed the daughter of an Iraqi general in 2003; or went on a high-speed hunt for Osama bin Laden in 2003. » Blake Morrison, « Ex-USA Today reporter faked major stories », USA Today, le 19 mars 2004 page 1.

14. « A note of apology », Patricia Smith, Boston Globe, le 19 juin 1998.

15. « Ethically Challenged », Lori Robertson, American Journalism Review, 2001.

16. « The Columbia Report on Rolling Stone’s Rape Story Is Bad for Journalism » Clay Shirky, New Republic, le 7 avril 2015.