Truth: le bal des boucs émissaires

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Quarante ans après avoir joué Bob Woodward dans All the President’s Men, Robert Redford réapparaît sous les traits de Dan Rather, chef d’antenne de CBS News, dans Truth, un film qui relate l’histoire du Memogate, survenu en 2004. 60 Minutes Wednesday diffuse alors un reportage questionnant la fibre morale de George W. Bush, alors Président des États-Unis. Lorsque le contenu du reportage, qui va s’avérer bâclé, est mis en doute, CBS News le défend bec et ongles pendant dix jours, à l’aide de demi-vérités, de sources de complaisance et de ce que nous appellerons charitablement des « inexactitudes ». Au final, Rather et CBS News devront se rétracter et s’excuser. Il y aura enquête. La journaliste Mary Mapes (Cate Blanchett dans le film) sera congédiée, trois cadres de CBS News devront démissionner, Rather prendra sa retraite.

Selon le film, basé sur le livre qu’a publié Mapes en 2006 pour régler ses comptes, en 1968 le jeune G. W. Bush a fait jouer ses relations familiales pour se caser dans la Garde nationale du Texas, évitant ainsi d’être envoyé au Vietnam. Mapes et son équipe découvrent qu’en plus d’avoir ainsi bénéficié d’un traitement de faveur, à partir du printemps 1972 Bush s’est absenté de son poste et a pris ses obligations à la légère, sans en subir les conséquences, parce qu’il était protégé par une hiérarchie complaisante. Lorsque des problèmes mineurs sont découverts dans la démonstration de Mapes, puis montés en épingle, la pression devient trop forte et CBS News sonne lâchement la retraite, sacrifiant Mapes et ses collègues. Ceux-ci, doit-on comprendre du film, sont punis pour avoir eu l’audace de dire « la vérité » au sujet du Président.

D’un côté, le Memogate serait un cover-up journalistique raté.

De l’autre, il représenterait surtout une attaque en règle contre la liberté de presse.

Déterminer quelle version est la bonne demande juste un peu de patience, rien d’autre.

Les péripéties du passage de Bush dans la Garde nationale, et ses possibles incartades, faisaient jaser et intéressaient les médias par saccades depuis 1994. Mapes elle-même avait examiné l’histoire en 1999. Elle avait alors été incapable de démontrer solidement la théorie du traitement de faveur, et au moins trois officiers supérieurs lui avaient formellement déclaré qu’elle faisait fausse route[1]. Dans le film, on suggère que Mapes avait dû abandonner l’histoire pour être au chevet de sa mère mourante. On suggère aussi, assez lourdement, que si elle avait pu alors finir le travail, le résultat de l’élection de novembre 2000 aurait pu être différent, et qu’Al Gore serait devenu Président. Sous-entendu : il n’y aurait pas eu de guerre d’Irak, notamment. C’est pousser le bouchon assez loin. Le 23 mai 2000, bien avant l’élection, le Boston Globe exposait l’essentiel de l’histoire de Bush dans la Garde nationale[2].

En février 2004, la Maison-Blanche rendait publiques les centaines de pages du dossier militaire de Bush. CBS News avait alors relaté qu’un officier retraité de la Garde nationale, Bill Burkett, soutenait que le dossier de Bush avait été expurgé en 1997. Burkett dira plus tard qu’il avait parlé de cette histoire à plus de 200 médias.

CBS News est donc loin d’avoir « découvert » cette histoire en août 2004, comme le laisse entendre le film. En effet, dans Truth, on découvre les journalistes au travail, réunis devant une carte des États-Unis sur laquelle, nous fait-on comprendre, ils ont laborieusement retracé les pas de Bush entre 1968 et 1974. L’un d’eux demeure bouche bée devant la conclusion qui s’impose, présentée comme une révélation : le Président aurait déserté son poste pendant au moins un an ! Cette théorie avait alors cours depuis des années, et elle avait été évoquée par le Boston Globe en 2000.

Le reportage du 8 septembre

CBS News révèle le 8 septembre 2004 l’existence de quatre documents, obtenus les 2 et 5 septembre, présentés comme provenant des archives personnelles de feu Jerry B. Killian, le lieutenant-colonel qui commandait l’escadrille de la Garde nationale dans laquelle Bush a servi à partir de 1968. Rather déclare : « Tonight… new information on President George W. Bush’s record in the National Guard… 60 Minutes has obtained government documents that indicate Mr. Bush may have received preferential treatment in the Guard after not fulfilling his commitments… What’s never surfaced before are these four governmental documents from the personal files of the late Colonel Jerry Killian, Bush’s squadron commander…»

Les documents comprennent une note de service du 4 mai 1972 ordonnant au lieutenant Bush de se présenter à son examen médical annuel; une note du 19 mai 1972 dans laquelle Killian fait état d’une conversation avec Bush au sujet d’une requête de transfert en Alabama pour lui permettre de travailler à une campagne politique, ce que Killian n’apprécie pas; une note du 1er août 1972 ordonnant la suspension d’autorisation de vol de Bush, pour avoir failli à certains standards et ne pas avoir subi son examen médical de routine; et une note du 18 août 1973 dans laquelle Killian déclare qu’un général exerce des pressions pour que le dossier de Bush soit « embelli »[3].

Fait important, l’authenticité des documents ne fait pas de doute selon CBS News, qui dit avoir consulté « un expert » qui « croit que le matériel est authentique »[4].

Bref, en pleine campagne électorale, CBS News se présente sur la place publique avec un scoop, des documents qui prouvent enfin que Bush était un tire-au-flanc, documents dont Rather représente qu’ils ont été authentifiés par un spécialiste. C’est cependant faux, personne n’a jamais authentifié les documents. La chute à venir de Mapes et de Rather n’a rien à voir avec le fait que leur reportage a dérangé, ni même avec l’authenticité des documents. Elle a tout à voir avec une idée bien plus simple : le reportage induisait le public en erreur. D’autres journalistes ont raconté l’histoire de Bush dans la Garde nationale, et pour autant qu’on sache, ils n’ont pas été congédiés.

Le reportage présente un contemporain des événements, Robert Strong, ex-lieutenant dans la Garde nationale, identifié comme un ami et collègue de Killian. Lorsqu’on demande à Strong « s’il a des doutes au sujet de l’authenticité des documents », Strong répond, dans le reportage, « qu’ils correspondent aux façons de faire de l’époque et sont compatibles avec le souvenir que j’ai de Jerry Killian. Je n’y vois rien de discordant… ».

Le reportage déclenche une tempête. Les commentaires et les accusations fusent de toutes parts à l’effet que les documents sont faux. On en veut pour preuve des anachronismes, notamment typographiques, et des anomalies factuelles.

Mapes explique dans son livre que son reportage était solide comme un tabouret bien planté sur ses trois pattes. Il y avait d’abord le témoignage d’un expert reconnu au sujet de l’authenticité des documents. Il y avait ensuite les déclarations du Général Bobby Hodges, qui avait été le supérieur de Jerry Killian, Hodges ayant apparemment confirmé le contenu des mémos. Il y avait enfin le fait que l’examen des documents montrait que ceux-ci s’imbriquaient sans le moindre souci dans la série de documents officiels rendus publics au sujet du passage de Bush dans la Garde nationale. Cette même trame, sans surprise, se retrouve dans le film.

L’authentification

 A fortiori dans l’atmosphère chargée de la campagne électorale, vérifier l’authenticité des documents était une condition sine qua non de la diffusion du reportage. La première question à se poser était : d’où venaient-ils et pourquoi avait-il fallu autant de temps pour qu’ils fassent surface ?

Mapes a obtenu les documents de Bill Burkett, évoqué plus haut, dont les sentiments anti-Bush sont notoires. Burkett est alors connu pour faire courir depuis des années des rumeurs désobligeantes au sujet du séjour du Président dans la Garde nationale, une institution envers laquelle il est par ailleurs très amer. Il est aussi notoire que Burkett revient souvent sur ses déclarations, et que plusieurs de ses affirmations ont été contredites. Mapes, dans son livre, signale que Burkett souffre de problèmes neurologiques. Comme on le voit dans le film, Burkett n’est pas évoqué dans le reportage, son anonymat, en tant que source, est préservé. Et même à l’interne, chez CBS News, peu de gens seront mis dans la confidence, du moins avant le 9 septembre.

Rather lui-même conviendra, mais beaucoup plus tard, que Burkett n’était pas une « source neutre ». John Roberts, correspondant à Washington de CBS News, sera plus direct lorsqu’il apprendra le rôle de Burkett dans l’affaire. Roberts avait interviewé Burkett en février, et la conversation avait été « tortueuse » dira-t-il. Roberts dira que s’il avait su d’où venaient les documents, il aurait exprimé de sérieuses réserves, considérant Burkett peu fiable et peu crédible[5]. Le film présente une version aseptisée, voire sympathique, du personnage, et n’élabore pas sur les précautions journalistiques qui s’imposent avec les sources qui ont des comptes à régler.

Rather dit que les documents proviennent des archives personnelles de Killian. Est-ce vraiment le cas, et comment alors sont-ils arrivés en possession de Burkett ? Ce ne sera jamais clair. Burkett dira qu’il les tient d’un officier de la Garde nationale, George Conn, mais il changera de nouveau son histoire plus tard, disant qu’ils lui ont été remis par un inconnu. Malgré tout, Mapes fait peu d’efforts pour remonter aux sources. Du moins, l’enquête conclura que ses démarches à ce titre avaient été insuffisantes.

CBS News trouve rapidement quatre experts pour expertiser les documents. Tous, lorsqu’ils constatent que les documents sont des photocopies, et de mauvaise qualité par surcroît, expliquent qu’il sera impossible de les authentifier.

Le film laisse l’impression que « les » experts ont examiné « les » documents, mais seulement l’un d’eux, Marcel Matley, a vu avant le 8 septembre les quatre documents utilisés dans le reportage. Les trois autres n’en ont vu qu’un seul[6].

Ne pouvant authentifier des photocopies, Matley s’est concentré sur les signatures, sa spécialité. Un seul des quatre documents comporte une signature. Matley dira qu’à son avis la signature de Killlian qu’on trouve sur ce document est vraisemblablement de la même main qu’une signature de Killian qu’on sait être de lui.

Un autre expert, James Pierce, dira qu’il ne peut tirer de conclusion définitive mais qu’il ne voit rien qui permette d’exclure que les documents sont authentiques.

Les deux autres experts, Emily Will et Linda James, signalent rapidement des problèmes d’ordre typographique. Elles sont écartées du processus.

Les documents avaient l’air d’avoir été fabriqués avec MS Word, alors qu’ils auraient dû avoir été tapés à la dactylo. Dans le film, Mapes réalise ceci après la diffusion du reportage et joue alors la surprise. Mais dans le monde réel, Emily Will et Linda James avaient formulé des doutes en ce sens dès le 5 septembre. Will a recommandé à CBS News de contacter Peter Tytell, un expert reconnu en matière de dactylos, qui pourrait tirer les choses au clair. Un appel a été placé à Tytell, qui s’est manifesté le 8 septembre. On lui a alors dit qu’on n’avait plus besoin de ses services. Tytell conclura par la suite que les documents étaient faux et en informera CBS News le 10 septembre. Cette partie de l’histoire est ignorée dans le film et le nom de Peter Tytell n’apparaît pas dans le livre de Mapes[7].

Il est remarquable que, le 8 septembre, Rather réfère à un seul expert, Matley, lorsqu’il déclare : « We consulted a handwriting analyst and document expert who believes the material is authentic ». Le lendemain, alors que les attaques ont commencé, on passe au pluriel. CBS News dit alors dans un communiqué : « the documents… were thoroughly examined and their authenticity vouched for by independent experts ». C’est faux[8]. Ça continue le 10 septembre, au bulletin de nouvelles : « Document and handwriting analyst Marcel Matley analyzed the documents for CBS News. He says he believes they are real ». Et le lendemain : « The documents were authenticated for CBS News by outside experts ». Et le 15 septembre : « Are those documents authentic, as experts consulted by CBS News continue to maintain ? »[9].

Nous sommes ici face au noyau dur du Memogate. Sans ces « inexactitudes » répétées et cette obstination, qui soulèvent d’importantes questions de méthode, d’intégrité et de crédibilité, il n’y aurait eu ni carrières ruinées, ni livre, ni film. Pourtant, Truth, qui prend ses repères dans le livre de Mapes, ignore avec un culot assez désarmant cette partie de l’histoire, balayant l’essentiel sous le tapis. L’omission est révélatrice. Même à Hollywood, on ne disposait pas du truc qui aurait permis de concilier ces faits avec la trame du film.

Quant à Strong, il expliquera plus tard qu’il a quitté la Garde nationale en mars 1972, avant que les documents soient supposément rédigés, et qu’il ne sait rien du passage de Bush dans la Garde nationale, ni du contenu des documents. En outre, Strong était basé à Austin, Killian et Bush à Houston. Strong justifiera sa citation, dans le reportage, par le fait que Mapes l’avait assuré que des experts étaient à authentifier les documents. L’entrevue avec Strong a été enregistrée le 5 septembre. On lui a montré les documents quelques minutes avant le tournage. Le rapport dit : « Lieutenant Strong [said] that when he tried to express his opinion regarding the format of the Killian documents, he was told by Mapes that there were five experts who were anthenticating the documents and that was not his concern. Lieutenant Strong also said that he made clear to Mapes that he had no personal knowledge regarding the Killian documents or the events described in the documents… »[10] Le comité d’enquête va retrouver et interroger plusieurs vétérans de la Garde nationale ayant été plus proches des événements que Strong. Tous soulèveront des doutes au sujet des documents. Certains d’entre eux avaient été interviewés par Mapes en 1999 et avaient alors exprimé leur désaccord avec la thèse du traitement de faveur. Aucun n’a été contacté par CBS News au cours de la préparation du reportage du 8 septembre. Le 10 septembre, Rather affirmera que le lieutenant Strong « maintient sa version à l’effet que les documents sont réels ». Strong n’a jamais déclaré que les documents étaient authentiques. En plus, il n’a pas été recontacté par CBS News. Donc, deux faussetés.

Bref, les documents sur lesquels le reportage reposait n’avaient pas été authentifiés; les affirmations à l’effet qu’un ou des experts les avaient authentifiés était une « inexactitude »; l’origine des documents n’avait pas été adéquatement examinée; le témoignage de Strong, qui était non-concluant, a été présenté comme concluant, et on a fait dire à Strong des choses qu’il n’a pas dites.

 La carte maîtresse

 Le major-général Hodges n’apparaît pas dans le reportage, bien qu’il ait joué un rôle important dans son élaboration. Hodges était le supérieur de Killian. Mapes lui a parlé au téléphone. Elle n’a pas partagé les documents avec lui, mais lui a lu au moins une partie de leur contenu, après lui avoir dit qu’ils venaient des archives personnelles de Killian. Hodges a compris que Mapes lui lisait des notes manuscrites de la main de Killian, et non des documents officiels. Selon Mapes, Hodges a signalé que le contenu des documents lui était familier, et confirmé que Killian n’avait pas apprécié que Bush demande un transfert en Alabama. C’est cette version qui a été retenue pour le film. Selon Hodges, il n’a rien dit de tel.

Nous sommes donc confrontés ici à la parole de l’un contre la parole de l’autre. Fait significatif cependant, les propres notes de Mapes indiquent que Hodges a signalé que Bush avait été transféré « avec la bénédiction de tout le monde », et qu’il a ajouté : « [Bush] was an outstanding officer for four years… [You’re] trying to make news. Trying to create a problem here when there isn’t one… That’s going overboard ».

Cette discussion a eu lieu devant deux témoins, mais le film prend avec les faits des libertés qui ne sont pas innocentes, en montrant les témoins en question écoutant les deux côtés de l’échange. Mapes, dans son livre, signale qu’ils étaient dans la pièce, mais n’entendaient pas ce que Hodges disait[11]. Pourquoi cette distorsion, sinon pour rendre moins attaquable la version de Mapes ?

Une lecture attentive du rapport montre qu’à au moins douze reprises, les souvenirs de Mapes quant à ce qu’elle a dit, entendu ou fait ne concordent pas avec ceux des autres protagonistes de l’histoire. Un épisode majeur ressort dans le film. Burkett, dès le début de sa relation avec Mapes, lui a demandé qu’elle le mette en contact avec l’équipe du candidat démocrate John Kerry, pour que Burkett aide Kerry à mieux gérer ses communications. Mapes a donné suite, se plaçant en conflit d’intérêt. Dans son livre, comme dans le film, elle reconnaît avoir appelé l’organisation de Kerry et suggéré que quelqu’un contacte Burkett. Mais sa version des faits diffère de celle de son patron, Josh Howard, lequel selon Mapes lui aurait donné l’autorisation de procéder, ce que ce dernier nie vigoureusement. Elle diffère également de celle de Joe Lockhart, le collaborateur de Kerry qui a effectivement appelé Burkett, qui affirme que Mapes a communiqué avec lui, alors qu’elle dit que c’est l’inverse[12].

La conversation avec Hodges sera décisive pour Mapes. Elle y verra ce qu’elle veut y voir, dans une démonstration éloquente des ravages que peut causer le biais de confirmation. Elle dira à deux collègues, après l’appel, qu’elle vient de « vérifier » le contenu des documents et qu’elle est tombée sur « le Graal »[13].

Le 9 septembre, des médias citeront un porte-parole de CBS News déclarant que Hodges avait été « la carte maîtresse » qui avait persuadé le réseau que les documents étaient authentiques. Hodges, furieux, se précipitera sur les documents, alors disponibles sur Internet, concluera qu’ils sont faux, et en informera CBS News le 10 septembre.

Le 11 septembre, CBS prétendra dans un reportage que Hodges avait « corroboré » l’histoire, et qu’il dit « maintenant » que les documents sont faux (il ne les avait pas vus et n’a jamais dit qu’ils étaient authentiques). Le reportage se termine ainsi : « We believed General Hodges the first time we spoke with him, we believe the documents to be genuine, we stand by our story… »

Hodges devient ainsi le premier bouc émissaire.

S’il y a une chose que Woodward et Bernstein ont mis en évidence, en matière de journalisme d’enquête, c’est l’importance de la corroboration. Jamais ils n’ont publié une information qui ne soit pas confirmée par au moins une deuxième source, indépendante de la première, et en général, deux sources ne leur suffisaient pas. Plus l’information était d’importance, plus ils multipliaient les précautions. Même en admettant que Hodges a changé sa version, ce qui n’est ni prouvé, ni impossible, une histoire aussi grave, concernant le Président des États-Unis, n’aurait pas dû dépendre à ce point d’une seule source, dite « la carte maîtresse ». Comment peut-on dire de quelqu’un qu’il est la carte maîtresse, alors qu’il n’a même pas vu les documents et qu’il estime, selon les propres notes de Mapes, que tout ça est une tempête dans un verre d’eau ?

La vérité n’est pas le résultat d’une accumulation de demi-vérités.

La concordance

 La troisième patte du tabouret, c’était qu’un examen serré des documents avait montré, sur le fond et sur la forme, que ceux-ci s’agençaient sans difficulté aucune aux nombreux documents officiels rendus publics, qu’ils s’imbriquaient naturellement à eux sans le moindre souci, et que donc il était peu probable que ce soient des faux[14]. L’enquête montrera au contraire de nombreuses sources de soucis. Voici quelques exemples.

  • Le document du 18 août 1973, qui pèse lourd, évoque qu’un officier supérieur aurait exercé des pressions pour que le dossier de Bush soit embelli. Or, l’officier en question, le général Staudt, avait pris sa retraite en mars 1972. Son témoignage et celui de plusieurs autres montrent qu’il n’était pas en position, en août 1973, d’exercer de telles pressions[15]. Le film n’élude pas la question et montre Mapes persuadée que Staudt avait gardé beaucoup d’influence.
  • Le règlement imposait à Bush de passer un examen médical de routine entre le 2 mai, pas avant, et le 31 juillet, pas plus tard. Ces examens étaient automatiques et personne ne recevait d’ordre écrit, surtout pas deux jours après le début de la période de 90 jours allouée pour procéder. Le memo du 4 mai, donc, ne s’imbriquait pas si naturellement dans l’histoire.
  • Dans tous les documents officiels, les signatures sont à gauche. Dans les documents de CBS News, elles sont à droite.

Ces incohérences ne prouvent pas que les documents étaient faux ou sans fondement. Elles prouvent seulement que les déclarations à l’emporte-pièce de Mapes à leur égard étaient un peu « imprécises ». Le comité d’enquête fait d’ailleurs remarquer que : « What was at first asserted by Mapes prior to the broadcast… to be a good meshing without any apparent qualification has now been transformed into an argument that there is nothing in the official Bush records that would rule out the authenticity of the Killian documents »[16].

Le Memogate : un cover-up journalistique raté

Le rapport d’enquête dit : « [Après le 8 septembre] CBS News made numerous mistakes… It refused for a long period even to acknowledge that it might have erred; it focused its search for fresh examiners only on those who would agree with the conclusions of the September 8 Segment; it let “We stand by our story” substitute for “Let’s make sure we’re right”; it brushed aside criticism; and it issued inaccurate public statements »[17]. Il ressort cependant que si la direction de CBS News est rapidement montée au créneau, c’est qu’elle avait reçu des assurances de Mapes que le matériel était solide, et notamment que les documents avaient été raisonnablement authentifiés[18]. Le rapport signale ainsi que « most of those interviewed by the Panel who had been involved in the preparation and vetting of the Segment believed that four handwriting and document experts and Major General Hodges had reached an unqualified conclusion as of September 8 that the Killian documents were authentic ». Ce qui explique sans doute la combativité des premiers jours, alors que CBS News faisait activement ce que Mapes et Rather disent que le réseau n’a pas fait : les défendre.

On l’a vu plus haut, du 9 au 15 septembre, on répète sans vergogne que les documents ont été authentifiés par des experts, ce qui est faux. Le 10 septembre, dans un communiqué, CBS News dit de ses sources, à savoir Burkett (une source franchement suspecte) et Conn (à qui les journalistes n’ont même pas parlé) qu’elles sont au-dessus de tout soupçon (« unimpeachable »). Vu le contexte, on ne peut pas considérer qu’il s’agit là d’informations honnêtes et exactes. Le film ne s’étend pas là-dessus.

Il faut attendre le 15 septembre pour que Rather remette enfin l’authenticité des documents en question, mais tout en continuant de représenter que des experts les disent authentiques. Il adopte alors une nouvelle stratégie, assez grossière, et qui fera long feu, affirmant que les critiques, en somme, ne concernent que des points de détail, et que personne n’a contesté le fond de l’histoire.

Il faudra encore cinq jours pour que Rather reconnaisse qu’il ne peut plus soutenir que les documents sont authentiques. Et qu’il s’excuse. Burkett a alors été convaincu de consentir une entrevue. C’est un piège, il va tout simplement joindre le club des boucs émissaires, à la place d’honneur.

À l’aide de toutes sortes d’entorses à la vérité et d’omissions, Truth donne doublement dans la « métadistorsion ».

D’abord, en laissant entendre que le parcours apparemment erratique de Bush dans la Garde nationale était un scoop. Cette prémisse colore toute la lecture du film. Ce parti pris sert la version de Mapes et de Rather, qui entendent que la « vérité » au sujet de Bush l’emportait sur les « détails ».

Si l’on devait accepter cette manière d’aborder les choses, le journalisme ne consisterait pas à démontrer, mais à émettre des hypothèses, puis à attendre que quelqu’un d’autre prouve qu’elles sont fausses, à défaut de quoi elles devraient être considérées comme la vérité. Il faudrait accepter que ce qui compte, c’est d’avoir raison, que les faits sont secondaires. Ici, le prétendu scoop, c’était que CBS News avait trouvé des preuves. Que celles-ci s’avèrent ne pas en être n’était certainement pas un point de détail. Bob Zelnick, président du département de journalisme de l’Université de Boston déplorera le manque de jugement monumental de CBS News, et dira : « Sans documents, il n’y avait tout simplement pas d’histoire ! »[19].

La référence quasi-mythique, en matière de journalisme d’enquête, c’est le Watergate. Si, à l’automne 1972, Woodward et Bernstein avaient écrit que le président Nixon était au courant de toute l’affaire, orchestrait le cover-up, cherchait de l’argent pour faire taire les « plombiers » et serait destitué, ils auraient eu raison. Mais le Washington Post n’existerait plus. Et aujourd’hui, au mieux, Woodward et Bernstein enseigneraient le journalisme à Madagascar.

La seconde « métadistorsion » du film tient à ce qu’il évacue presque tout ce qui s’est passé de discutable entre le 9 et le 20 septembre, comme on l’a vu plus haut, à l’exception de l’entrevue avec Burkett, le 18 septembre, laquelle permet de montrer comment on peut se délester d’un problème sur une source. On laisse l’impression que toute l’affaire, ou presque, tient au reportage initial. C’est loin d’être le cas. Le Memogate découle de ce qui s’est passé le 8 septembre, mais surtout de ce qui s’est passé après le 8 septembre, à savoir la défense obstinée, stridente et sans nuance du reportage, qui a consisté entre autres à tenter de cacher des inexactitudes avec d’autres inexactitudes.

Les journalistes ont une obligation de moyen bien davantage qu’une obligation de résultat. La presse a droit à l’erreur, dans la mesure où elle met en oeuvre avec diligence les moyens raisonnables, les règles de l’art. En corollaire, on ne peut pas exonérer une histoire dont peut-être un jour quelqu’un prouvera qu’elle est vraie, mais qui est pour le moment une hypothèse, si on a convoqué faussetés, omissions et demi-vérités pour la présenter comme une réalité avérée, et tenté, une fois les points faibles de l’histoire découverts, de les dissimuler. De manière révélatrice, Mapes écrit à la fin de son livre : « The president knows that what I and most Americans strongly suspect about his National Guard service is true »[20].

Dans le livre de Mapes et dans le film, la hiérarchie de CBS News devient le principal bouc émissaire. Sous la pression, le réseau aurait refusé de se battre au nom de « la vérité », préférant courber l’échine et sacrifier ses journalistes. En réalité, s’il faut reprocher quelque chose à CBS News, c’est surtout d’avoir eu une confiance beaucoup trop grande en ses journalistes, ce qui a pavé la voie à un processus d’approbation qui a manqué de rigueur. Les réponses fournies aux questions de la direction étaient souvent évasives, notamment en ce qui concerne Burkett et le processus d’authentification.

Mapes commence son livre ainsi: « I woke up smiling on September 9, 2004. My story on George W. Bush’s Guard service had run on 60 Minutes the night before and I felt it had been a solid piece. We had worked under tremendous pressure because of the short time frame and the explosive content, but we’d made our deadline and, most importantly, we’d made news. I was confident in my work… »

Donc un réveil serein, après une bonne nuit de sommeil, avec des croissants de soleil pour déjeûner… Et une histoire solide… Vraiment ?

Plus loin dans le livre, p. 189, Mapes décrit l’ambiance de la veille, à quelques heures de la diffusion du reportage : « I was uncomfortable with the script and, in retrospect, I should have done something I’d never done at work before. I should have said, “No.” I should have said, “You’ll have to run some other story tonight. I’m not going to crash this”… But I didn’t say those things. Instead, I went back to work on the script as ordered and kept juggling and writing… Everyone was frantic… [My superiors] Josh [Howard] and Betsy [West] were having trouble making up their minds… Eventually, there was no time to argue the merits of what was being left in the script or what was being left out. They told me, I typed. They asked for a change, I made it. I was on producer autopilot… the tension in the room was too much for most… our faces were drained… our voices were raised. We looked like we were delivering a baby in the back of a cab, complete with screams, tears, and thorn clothing. » On ne trouve aucune trace de cette ambiance de panique dans le film, qui donne à cet égard dans la fausse représentation.

Ce qui était important pour Mapes était donc de « faire la nouvelle ». Ce n’est pas d’intérêt public qu’elle nous parle en ouverture de son livre, encore moins de démocratie, mais de sa satisfaction d’avoir gagné une course contre la montre, une course contre ses concurrents, avec du contenu « explosif ». Il ressort effectivement de l’enquête que la précipitation a joué un rôle important dans l’affaire. Il ne se passe que trois jours entre l’obtention des derniers documents de Burkett et la diffusion, un délai ridiculement court. Pourquoi cette hâte ? En partie à cause de la concurrence. Dans les semaines précédentes, USA Today, Associated Press, le Los Angeles Times, le Washington Post, le New York Times et le Boston Globe avaient tous, encore une fois, braqué leurs projecteurs sur l’affaire de la Garde nationale. Le 4 septembre, Mapes exprimait ouvertement sa crainte de perdre « son » scoop. Et effectivement, le lendemain, une longue dépêche d’Associated Press documentait encore une fois les fameux « trous » dans le passage de Bush dans la Garde nationale. Le 8 septembre, le Boston Globe et USNews.com[21] y allaient également de longs articles sur la même question.

Le public ne peut que sortir manipulé du visionnement de Truth. On se demande quelle est l’utilité de ce film, qui sera récupéré des deux côtés de la clôture idéologique, puisque tout le monde pourra y touver la confirmation de ses préjugés. À gauche, on en fera l’apologie, on invoquera la théorie du complot pour réitérer que la liberté de presse est menacée. À droite, où l’on dénonce depuis toujours le biais à gauche des journalistes et des médias en général, on gagne de nouvelles munitions. Dommage pour le public, dont encore une fois on sous-estime l’intelligence. Dommage pour CBS News et son personnel, dont la réputation, qui avait pris un coup en 2004, en prend maintenant un autre, mais cette fois sans raison valable. Dommage pour les journalistes consciencieux, qui déploreront, on l’espère, cette apologie du travail bâclé et du déni.

Truth voudrait faire croire qu’il relate l’histoire d’une attaque contre la liberté de presse. Truth, c’est plutôt le cover-up d’un cover-up journalistique raté, au sujet d’un reportage bâclé.

 

SOURCES : ce texte est basé sur le rapport de l’enquête (Report of the Independent Review Panel on the September 8, 2004 60 Minutes Wednesday segment “For the Record“ concerning President Bush’s Texas Air National Guard Service) par Dick Thornburgh et Louis D. Boccardi, 5 janvier 2005; sur le livre de Mary Mapes (Truth and Duty, The Press, the President and the Privilege of Power, St. Martin’s Griffin, 2006); sur le livre de Dan Rather et Digby Diehl (Rather Outspoken, My Life in the News, Grand Central Publishing, 2012) et sur les articles cités dans les notes.

 

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source.

[1] Rapport, 46-47.

[2] Walter V. Robinson, « One-year gap in Bush’s National Guard Duty », Boston Globe, 23 mai 2000.

[3] Rapport, 1-2.

[4] « President Bush has been criticized for avoiding Vietnam by landing a much sought after spot in the Texas Air National Guard and then apparently failing to meet some of his obligations in the Guard… But 60 Minutes has now obtained a number of documents we are told were taken from Colonel Killian’s personal files. Among them, a never-before-seen memorandum from May 1972 where Colonel Killian writes that Lieutenant Bush called him to talk about how he “can get out of coming to drill from now to November.” Bush tells his commander he is working on a campaign in Alabama and may not have time to take his physical. Killian adds that he thinks that Bush has gone over his head and is talking to someone upstairs. Colonel Killian died in 1984. We consulted a handwriting analyst and document expert who believes the material is authentic. » (60 Minutes, 8 septembre 2004).

[5] Rapport 55-56; 97-98; 119.

[6] En tout, Burkett a fourni six documents (deux le 2 septembre, quatre le 5 septembre). Sur les six, seulement quatre sont utilisés dans le reportage, dont un seul comporte une signature.

[7] Rapport, 84-85; 106-108; 173-174.

[8] Rapport, 20.

[9] Signalons que le 13 septembre, aux abois, CBS News a trouvé en catastrophe deux nouveaux « experts » qui étaient prêts à dire ce qu’on voulait entendre. Vu le langage utilisé par Rather, cependant, le public aura compris qu’on parle des premiers experts consultés, donc ce qu’il dit est faux.

[10] Rapport, 87.

[11] Rapport, 101s; Mapes 172-174.

[12] Dans son livre, Mapes dit avoir contacté Chad Clanton, un proche de Kerry, afin que celui-ci demande à Joe Lockhart de contacter Burkett, ce que celui-ci a fait plus tard. Elle n’évoque dans le livre aucune conversation entre elle et Lockhart. Selon le rapport d’enquête, Mapes a déclaré que peu après qu’elle ait parlé à Clanton, Lockhart a pris l’initiative de la contacter, elle, avant de parler à Burkett. Lockhart, pour sa part, a évoqué que c’est Mapes qui l’a contacté, et qu’il a senti qu’elle intercédait parce qu’un appel de Lockhart à Burkett pourrait amener celui-ci à fournir de nouveaux documents. Bref, les détails ne concordent pas, mais il y a eu conversation entre Mapes et Lockhart (Rapport, 64-65; 91-93; Mapes 240-1). Le 17 septembre, USA Today a contacté CBS pour savoir si le réseau avait aidé à mettre Burkett en contact avec la campagne de Kerry. Mapes dira qu’aucune aide n’avait été apportée à ce titre (Rapport 201).

[13] Rapport 101-104.

[14] “They meshed in ways large and small” (Mapes, 3);“The new memos meshed extremely well with the official record” (Mapes, 167).

[15] Rapport, 42, 120, 145, 182.

[16] Rapport, 133.

[17] Rapport, 151.

[18] Rapport, p. 156.

[19] “There was no thrust of the story without the documents. Without the documents, the report would never have made 60 Minutes or the CBS Evening News.” The NewsHour with Jim Lehrer, PBS, le 20 septembre 2004.

[20] Mapes, 313.

[21] Stephen Kurkjian, Francie Latour, Sacha Pfeiffer, Michael Rezendes, Walter V. Robinson, « Bush fell short on duty at Guard » (Boston Globe, 8 septembre 2004) et Kit R. Roane « Bush’s military service in question – again » (USNews.com, U.S. News and World Report), le 8 septembre 2004.