Entretien avec Alain Saulnier

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Journaliste de métier, Alain Saulnier a dirigé le service de l’information à Radio-Canada de 2006 à 2012. Il a également enseigné le journalisme à l’Université de Montréal pendant une dizaine d’années. Il est l’auteur de Ici était Radio-Canada(Boréal, 2014) et Les Barbares numériques (écosociété, 2022). Nous nous sommes entretenus le 9 avril dernier.

ML — En 2012, vous avez publié un texte dans Le Devoir[1], qui portait sur les défis de la profession. Je vous cite : « [Un] défi pour le journaliste, c’est de garder jalousement sa liberté, son indépendance dans l’exercice de sa profession. Travailler, non pas au service d’un média, mais bel et bien au service du public […]. » Vous faisiez aussi appel à une « éthique irréprochable ». Avec le recul, douze ans plus tard, quel regard portez-vous sur ces questions ?

AS — Ces défis demeurent. Il faut continuer sans relâche à les relever, c’est fondamental. Si on veut que le public nous fasse confiance, l’éthique est bien sûr quelque chose de central. Les gens qui critiquent la presse le font souvent en invoquant l’éthique. Ils ont parfois tort, parfois raison. Il demeure que les journalistes, de nos jours, sont non seulement ensevelis sous l’information, mais ils doivent aussi lutter contre la mésinformation et la désinformation. Le monde a changé, n’importe quel quidam peut propager des « informations » qui sont vraies, ou qui ne sont pas vraies. Je pense que les journalistes doivent recentrer leur rôle pour établir clairement leur pertinence, offrir une véritable valeur ajoutée, apporter quelque chose de plus. Il faut qu’on parle des dossiers dont les autres ne parlent pas. Je suis depuis toujours un partisan du journalisme d’enquête, c’est une des manières pour les journalistes de se distinguer.

ML — Depuis quelques années on entend beaucoup l’expression « journalisme de qualité » et à peu près tout le monde s’en réclame. Mais l’expression sous-entend qu’il y a un monde journalistique parallèle.  

AS — Je pense que l’expression est utilisée pour distinguer le journalisme de toute la mésinformation qui circule autour de nous, en provenance de toutes sortes de sources. Vous évoquiez tantôt mon texte de 2012, je me souviens aussi qu’à l’époque on parlait beaucoup de « journalisme citoyen », une expression qui m’a toujours un peu agacé. Je veux bien que des citoyens puissent y aller d’opinions, ou se transforment en lanceurs d’alerte, mais le journalisme, c’est autre chose.

ML — Concrètement, quels dispositifs ou systèmes d’amélioration continue sont en place dans les salles de nouvelles qui permettent à un média de s’assurer qu’il produit de l’information « de qualité » ? Je pense par exemple au fact-checking… Y a-t-il des vérifications aléatoires, des modes de supervision structurés, des procédures formelles pour l’analyse des commentaires, etc. ?

AS — Nous faisions du fact-checking à Radio-Canada à mon époque, et je pense que c’est toujours le cas. On avait une équipe de validation des faits, sous la direction d’un secrétaire de rédaction ou d’un « affectateur ». Le processus consistait à lire ou écouter les reportages avant diffusion. Mais ce n’était pas parfait car souvent nous avions le texte du journaliste, mais pas les extraits sonores qu’il prévoyait utiliser. De plus, durant les campagnes électorales des journalistes étaient affectés à valider les déclarations des candidat-e-s.

J’ai lu vos livres, et je rejoins votre préoccupation. L’information, au quotidien, a quelque chose de la machine à saucisse. C’est un écosystème complexe, et ça va vite. Un journaliste reçoit une assignation, il part, collecte l’information, revient, fait son montage… généralement quelqu’un valide avant diffusion. Quelqu’un d’autre rédige un texte pour le site web, et parfois il y a des écarts avec le reportage. C’est envoyé un peu partout dans le réseau, des choses peuvent être mal interprétées. C’est complexe, il y a beaucoup d’étapes, c’est lourd, il y a des risques. Il faut être vigilant.

Pour ma part, si c’était à refaire, je consacrerais plus de ressources à faire des reportages approfondis, qui mettent les choses en contexte… Radio-Canada a des archives extraordinaires qui ont beaucoup de potentiel à ce titre. Le conflit au Moyen-Orient, par exemple, est un dossier extrêmement complexe, tout le monde ne sait pas ce que c’est que le Hamas… le public gagnerait à une mise en perspective historique.

ML — Toujours dans ce texte du Devoir, vous écriviez : « Les propriétaires des médias exigent une adhésion absolue à l’entreprise et à ses valeurs ». Vous parliez même, à un moment, du « personnel qui est forcé à s’enrôler, tels des soldats, dans leurs bataillons corporatifs et leurs stratégies d’entreprise ». J’ai eu l’impression, dans tout le débat sur C-18, que les journalistes avaient adopté avec beaucoup d’enthousiasme la rhétorique de leurs patrons. Il n’y a pas eu beaucoup de place pour une vision comme celle de Richard Stursberg[2], un ancien vice-président de CBC qui estime que les journalistes devraient se tenir complètement à l’écart des réseaux sociaux, justement pour bien marquer leur différence, ou pour quiconque n’estimait pas que C-18 était ce qui nous était arrivé de mieux depuis le pain tranché. Je n’ai senti aucun regard critique de la part des journalistes.

AS — Je ne partage pas cette impression. Quant à C-18, ce n’est qu’un élément dans ce qui aurait dû être une véritable stratégie gouvernementale. Il faut taxer les géants numériques. Ils font des profits scandaleux au Canada, sans payer de taxes, ni d’impôts à la hauteur de leurs chiffres d’affaires au pays. C’est le point de départ. Jusqu’en 2019, avec C-11, il n’était même pas question de les taxer. Facebook et Google ont détourné 80 % des recettes publicitaires au Canada. Si on avait à recommencer, je pense que l’approche pourrait être différente, mais C-18 est une bonne chose.

Là où je rejoins Stursberg, c’est que ce n’est pas le seul moyen d’assurer l’avenir des médias. Comme je le disais, il faut recentrer la mission. Plusieurs choses doivent être faites. Mieux raconter nos histoires, cesser de présumer que les auditeurs ou les lecteurs sont déjà au courant du contexte, rendre les choses accessibles pour augmenter la confiance.

ML — Les journalistes n’ont pas une cote de confiance très élevée auprès du public. Le président de la FPJQ, Éric-Pierre Champagne, a récemment publié un texte à ce sujet[3]. Il identifie trois facteurs principaux qui expliqueraient le déficit de confiance :  le fait que les fausses nouvelles voyagent vite ; le fait que trop de textes sont signés par des non-journalistes ; et les attaques politiciennes, dont il faut comprendre qu’elles sont sans fondement. Bref, à le lire, il n’y a aucun souci à l’intérieur du sérail journalistique. Le problème aurait des causes essentiellement exogènes.

AS — Je ne suis pas certain que tout est beau… mais là où je lui donne raison, c’est qu’il est vrai qu’il y a beaucoup d’opinion. Cela dit, la capacité d’autocritique n’est peut-être pas toujours présente à la FPJQ. Moi-même, lorsque j’étais président, j’ai défendu la profession, tout en sachant que toute profession abrite forcément des cas problèmes. Rivaliser avec les géants du numérique, c’est tout un aria. Maintenir les médias en vie, à l’heure actuelle, c’est tout un défi, parce que l’argent manque.

Au Québec, on a annoncé la mort du Devoir je ne sais combien de fois depuis 50 ans, et pourtant, et heureusement, il prospère. Les Coops de l’information, une coopérative, est une nouvelle organisation qui vient d’apparaître, avec des sacrifices énormes consentis par les journalistes — chapeau ! Le modèle de La Presse est intéressant, mais j’estime cependant qu’à titre d’OBNL, il devrait y avoir une place au conseil d’administration pour le public. À ma connaissance, il n’y a même pas de représentant syndical au conseil.

L’effondrement du modèle publicitaire nous oblige à nous questionner. Le Devoir a conservé l’abonnement payant, heureusement, quelle bonne idée. La Presse a opté pour la gratuité et s’est peinturée dans le coin. On fait quoi, ensevelis sous les médias sociaux, alors que les gens ne nous accordent pas l’attention qu’on mérite ? Il y a un examen de conscience à faire, quant à comment on va revoir le modèle d’affaires des médias et comment on va définir le rôle des journalistes… et je conviens que ce n’est pas souvent à l’ordre du jour à la FPJQ et dans la profession en général. Il nous faut une relation intime et loyale avec l’auditoire, et ce n’est pas acquis.

ML — Dans son texte, M. Champagne mentionne également, a priori pour démontrer que tout va bien et pour nous rassurer sur l’étanchéité du système, que les erreurs font l’objet de rectificatifs. Dans la même veine, Patrick Lagacé écrivait il y a quelques semaines : « Quand on se trompe, contrairement aux désinformateurs, on l’admet, on s’excuse… »[4]. Mais les histoires qui sont substantiellement fautives sont rarement corrigées. La résistance des médias à corriger une histoire erronée est légendaire.  Jeffrey Simpson, dans le Globe and Mail, a déjà écrit qu’une règle d’or du métier de journaliste, c’est « Never Apologize, Never Retreat »[5]. Je le démontre dans mes livres et mes analyses sont demeurées irréfutées à ce jour. Est-ce que ce ne serait pas une hypothèse raisonnable que d’attribuer le problème de confiance au fait que le public est parfois exposé à du travail bâclé et s’en rend parfaitement compte ?

Il y a quelques semaines, La Presse a publié un rectificatif : l’ancien ministre Benoit Pelletier avait 64 ans lorsqu’il est décédé, et non 63. Très bien. Voici cependant trois manchettes, tirées de La Presse, de Radio-Canada et du National Post, au sujet d’une histoire qui a été publiée un peu partout en 2021 : « Ancien pensionnat autochtone — Les restes de 215 enfants retrouvés en Colombie-Britannique »[6]. C’était bien sûr une histoire majeure, très importante. Le problème, c’est qu’aucun reste humain n’a été trouvé à Kamloops. Aucun. Ces articles n’ont jamais été corrigés. Et il y en a d’autres, des cas comme ça, et c’est pas mal plus sérieux que l’âge de Benoit Pelletier à son décès. Ce n’est pas vrai que quand on se trompe, on corrige.

AS — On corrige, on corrige. Mais c’est vrai que parfois, une histoire qui aurait dû être corrigée peut traîner longtemps. Dans le cas des pensionnats autochtones, je pense que le sentiment de culpabilité collectif y est pour quelque chose. C’est un dossier qui devrait être examiné davantage. Mais vous avez raison, il y a des dossiers sur lesquels on ne revient pas et on laisse aller les choses.

Les rectificatifs portent parfois sur des choses bénignes, mais il n’en reste pas moins que des outils existent : le conseil de presse, les normes et pratiques journalistiques… il y a des garde-fous. Ils ne sont pas toujours mis en application, mais ils existent. Et le journalisme n’est pas une science. Le travail est complexe, et on n’arrive pas toujours à 100 % de vérité. Il peut manquer un 10 %, mais c’est un 10 % qui ne change pas le sens de la masse d’information qui est dans le 90 %. On a vu avec l’affaire Bugingo, en 2015, que le mensonge finit par être débusqué.

ML — Vous évoquez le Conseil de presse… Donc si personne ne prend son courage à deux mains pour se plaindre d’un reportage problématique, il n’arrivera pas grand-chose. Il y a quelques années, j’ai tenté d’approcher un média montréalais pour discuter d’un article. On voulait partager notre point de vue, parce qu’on pensait qu’il y avait un problème. On a reçu un courriel nous donnant les coordonnées d’un bureau d’avocat. On dirait que les hiérarchies ne sont pas intéressées à savoir si un texte est exact ou pas.

AS — Les médias sont frileux, avec raison. Ils sont souvent menacés de poursuites et les avocats sont de plus en plus puissants.

ML — Mais le problème n’est pas toujours la diffamation. Le problème le plus fréquent c’est simplement que l’histoire est suffisamment inexacte pour que le public soit induit en erreur. Le risque de poursuite, le cas échéant, est inexistant.

AS — Effectivement, la loi ne peut rien dans de tels cas, mais heureusement il y a la déontologie. Les avocats veulent parfois se mêler de déontologie, mais ils ne devraient pas.

ML — De nombreuses voix disent depuis des années qu’il faut réformer le Conseil de presse. Dernier en date, Raymond Corriveau, qui estime que le CPQ « déroge de plus en plus à sa mission ». Le Conseil serait sous la coupe des médias, qui en auraient le contrôle total. Ces dernières années, les entreprises membres du Conseil ont réussi deux choses, complexifier le processus de plainte et diluer la déontologie. Dans Les Barbares, évoquant le Conseil, vous convenez de la présence d’imperfections. Quels changements sont nécessaires selon vous ?

AS — Je n’ai pas lu Corriveau, mais je suis également d’avis que des changements importants sont nécessaires. Au premier chef, il faudrait un « jury » permanent et qualifié pour traiter les plaintes et des mécanismes qui permettent de développer une véritable jurisprudence. Les membres du comité des plaintes changent constamment, et il faudrait qu’on puisse compter sur de véritables experts, une sorte de comité des sages… des vétérans du métier, par exemple, ou des spécialistes en déontologie ou en droit de l’information… par opposition à des représentants de la Fédération nationale des communications ou de la FPJQ ou de simples membres du public qui, le cas échéant, ne maîtrisent pas les enjeux. Cela dit, dans le passé récent, le principal obstacle à des changements au Conseil de presse a été la poursuite de Québecor contre le CPQ devant les tribunaux. Ça a occupé la direction du CPQ durant plusieurs mois. Québecor ne voulait pas que le CPQ rende des décisions contre ses médias. Québecor a perdu ce procès.

ML — Quand on lit les plaintes traitées par le Conseil, on se rend compte que ce sont souvent les services juridiques des médias qui répondent. Quand on fait parvenir une plainte ou même un simple commentaire à un média, c’est fréquent que la réponse vienne d’un avocat. Les avocats, vous l’évoquiez il y a quelques minutes, en mènent large. Est-ce qu’ils ont pris le contrôle de la déontologie ? 

AS — Je ne suis pas certain qu’ils ont pris le contrôle. Je pourrais vous parler des tensions que j’ai vécues avec les avocats. Mais il est vrai qu’ils ont pris de plus en plus de place, parce qu’ils ont cette frilosité et ne veulent pas que l’organisation se retrouve devant les tribunaux, ce qui peut en faire des « éteignoirs ». Mais à l’inverse, il y a des avocats qui comprennent très bien le métier de journaliste, et qui disent : « si le travail est bien fait, allez-y, allez jusqu’au bout, on va vous défendre ». C’est la bonne attitude.

Pour ce qui est du Conseil de presse, il fallait professionnaliser le processus du traitement des plaintes. Finalement, le Conseil est quelque chose d’assez unique, c’est un outil, il est heureux qu’il existe. Repartir à la case départ serait dangereux. On ne sait pas ce qui se produirait, étant donné l’éventuelle influence indue des médias, du gouvernement, ou même du public, qui est relativement néophyte.

ML — La frilosité des avocats, pour utiliser votre terme, a me semble-t-il entraîné un journalisme au conditionnel, voire un journalisme d’insinuation. L’ADN du journalisme d’enquête, c’est : « J’ai vérifié, j’ai des faits, voici ce qui est arrivé ». Et non « Voici ce qui pourrait s’être passé, l’avenir dira si j’ai raison ». On a parfois l’impression que l’avocat a murmuré à l’oreille du reporteur : « Mets donc ton histoire au conditionnel, comme ça personne ne pourra mettre nos preuves en doute ».

AS — C’est vrai que le conditionnel est utilisé. J’étais là au début de l’émission Enquête, de 2008 à 2012, une période qui a été je pense l’âge d’or du journalisme d’enquête au Québec. On a peut-être utilisé le conditionnel à l’occasion, mais on avait fondamentalement vérifié les faits. À preuve, quand la Commission Charbonneau s’est mise en branle, pendant les premières semaines ce sont les reportages de Radio-Canada qui étaient diffusés, et en entier, pour remettre les gens dans le bain. Nous avons été très utiles, et il y a eu de vraies conséquences, avec l’emprisonnement du maire Vaillancourt et du maire Applebaum, entre autres. Avec, également, des réformes au niveau du financement des partis politiques. Il est vrai que nous n’avions pas toujours une information qui était exacte à 99,9 %, mais elle était suffisante.

Cela dit, je veux revenir sur quelque chose qui est central, à savoir que les journalistes devraient consacrer plus de ressources aux grands enjeux, et délaisser l’anecdote quotidienne. Lâcher les petits voleurs, pour examiner en profondeur le cas de ceux qui essaient de nous contrôler. L’intelligence artificielle, l’industrie pharmaceutique, les géants numériques… c’est là que se cachent les menaces à la démocratie. Sortir du Québec également, alors qu’il y a beaucoup de dossiers importants au Canada qui n’ont pas l’attention qu’ils méritent. Pour moi, c’est là que devrait se situer la priorité.

ML — Parlons un peu de votre livre « Les Barbares numériques ». Vous dites à un moment que les réseaux sociaux devraient être assujettis aux mêmes règles d’éthique que les médias, « car ce sont des médias » (160), « au même titre que ceux que nous connaissons » (159). Et dans la même veine, vous faites la suggestion d’élargir le mandat du Conseil de presse (157). Mais ni Facebook, ni Google ne sont des éditeurs. Ces entreprises ne produisent aucun contenu, elles n’emploient aucun journaliste et elles n’ont jamais prétendu faire du journalisme. Pouvez-vous clarifier votre pensée ?

AS — Il y a des contradictions, j’en conviens. Mais je ne suis pas « contre » Facebook ou Google en soi. Google est un outil extraordinaire. Et Facebook, manifestement, a été adopté par les gens… il répond à un besoin. Mais ce que je dis, essentiellement, c’est qu’il n’est pas normal qu’on confie toutes nos données à des géants numériques américains. On se scandalise de Tik Tok, parce que c’est chinois, alors pourquoi ce ne serait pas un scandale quand la plateforme est américaine ? Il faut s’affranchir des GAFAM. Je ne reconnaîtrai jamais à Mark Zuckerberg ou Elon Musk le droit de décider ce qui est bien et ce qui est mal. Facebook n’est pas un simple canal, il y a des choix éditoriaux qui sont faits, notamment au niveau de l’algorithme, qui décide ce qui est publié et partagé à grande échelle. Facebook fait le choix éditorial d’accepter telle conférence de presse et pas telle autre. Donc il faut encadrer, il faut réglementer, et c’est là où je rejoins les objectifs du gouvernement du Canada.

ML — Vous écrivez également que les géants s’approprient les contenus médiatiques. Mais personne n’a obligé les médias à s’installer sur Facebook et à pousser activement le partage. C’est un des points que soulève notamment Richard Stursberg, et d’autres également ont mis de l’avant cet argument.

AS — Là où Stursberg a raison… On s’est tiré dans le pied, tout le monde. À Radio-Canada, j’avais des pressions très fortes de mes équipes. On me disait, c’est sur Facebook que ça se passe, pas sur le site web de Radio-Canada, il faut être là où le public nous cherche. Personnellement, j’ai résisté, mais c’est une bataille que j’ai perdue. On s’est tiré dans le pied, il faut repenser tout ça.

ML — Vous dites ailleurs (133) qu’il est dangereux pour la démocratie que ces entreprises décident qui a le droit de parole ou pas et décident ce qui est bien et ce qui est mal… et que cette responsabilité ne peut être déléguée par l’État à des entreprises numériques privées. Vous parlez du risque qu’émerge un pouvoir autocratique, une autorité sans limites, sans contrôle public (152) et du fait que personne n’a confié à ces entreprises le mandat de ce qui peut être dit ou non dans l’espace public (153). Mais décider qui a le droit de parole ou pas, c’est ce que font au quotidien les médias, qui sont pour la plupart des entreprises privées. Et personne ne prétend que c’est dangereux pour la démocratie.

AS — Oui, mais ils le font en fonction d’une ligne éditoriale connue. On ne connaît pas la ligne éditoriale de Mark Zuckerberg, il n’y a aucune transparence sur les algorithmes. C’est la différence. Une politique éditoriale, ça fait partie du contrat avec l’auditoire.

ML — Cette « responsabilité » n’est pas déléguée par l’État aux médias. Pour la simple raison que la liberté d’expression suppose justement qu’on n’a pas besoin de l’autorisation de l’État pour s’exprimer. L’État, du moins en démocratie, ne détient pas le droit de décider qui peut parler ou pas. C’est le cas seulement dans les régimes totalitaires.

AS — Effectivement, ce n’est pas à l’État de déléguer. D’ailleurs, un de mes legs professionnels les plus importants se trouve dans le préambule des NPJ, un court passage pour lequel je me suis vigoureusement battu, qui dit : « Nous sommes indépendants des lobbies et des pouvoirs politiques et économiques. Nous défendons la liberté d’expression et la liberté de la presse, garantes d’une société libre et démocratique. L’intérêt public guide toutes nos décisions ».

ML — Un mot de la fin ?

AS — Le journalisme n’est pas une science exacte. Les journalistes font de leur mieux, il y a du bon et du moins bon, comme dans toute profession. Il faut composer avec cela, mais trouver un encadrement, une réglementation générale qui va favoriser la liberté de presse. Mais les médias, les journalistes doivent mener une réflexion sur leur métier, pour conserver leur pertinence, et recentrer leur profession, dans un univers où la désinformation constitue une importante menace. C’est le combat du 21e siècle.

C’est la première fois, depuis que je tiens ce blogue, que j’utilise la formule de l’entretien, et je remercie Alain Saulnier de s’être prêté de bonne grâce à l’exercice, lors d’une rencontre en personne le 9 avril dernier. J’ai lancé des invitations, en février dernier, à Pierre-Paul Noreau, président du Conseil de presse, et à Éric-Pierre Champagne, président de la FPJQ. Je n’ai pas obtenu de réponse.


[1] Saulnier, A. Les défis du journalisme québécois, Le Devoir, 6 juillet 2012.

[2] Stursberg, R. The News industry’s biggest problem isn’t financing—it’s trust. The Hub, 29 novembre 2023. https://thehub.ca/2023-11-29/richard-stursberg-the-news-industrys-biggest-problem-isnt-financing-it-is-trust/ Sur le même thème, voir aussi : Coyne, A. The best thing the government could do to save the media is stop trying to save the media, The Globe and Mail, 22 juin 2023.

[3] Champagne, É-P, La crise des médias, un problème de société, La Presse, 17 janvier 2024.

[4] Lagacé, P. Ce journal, La Presse, 31 mars 2024.

[5] Simpson, J. Shame on the media for the Punch and Judy Sgro show, Globe and Mail, 5 février 2005.

[6] Matte-Bergeron, T. et Bois, G., Pensionnats autochtones : découverte « déchirante » des restes de 215 enfants, Radio-Canada, 28 mai 2021.  Presse canadienne, Ancien pensionnat autochtone : Les restes de 215 enfants retrouvés en Colombie-Britannique, La Presse, 28 mai 2021. Canadian Press, Remains of 215 children found buried at site of former B.C. residential school, National Post, 28 mai 2021. Pruden, J. G., Discovery of children’s remains at Kamloops stark example of violence, Globe and Mail, 28 mai 2021. Pour un éclairage, voir notamment : Glavin, T. The year of the graves: How the world’s media got it wrong on residential school graves, National Post, 26 mai 2022.