Gare aux sondages

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« Selon un sondage dont les résultats ne peuvent pas être extrapolés, dont la marge d’erreur est inconnue, qui comportait des questions suggestives, et dont la plupart des répondants ne maîtrisaient pas le sujet… » Vous ne lisez pas une telle introduction souvent, n’est-ce pas ? Les sondages ne sont pas dénués de valeur, lorsque bien faits et bien présentés. Mais les médias font souvent fi d’un certain nombre de nuances et leur attribuent une importance exagérée, voire font passer des vessies pour des lanternes. Voici quatre questionnements, un petit florilège et quelques suggestions.

(1) Les résultats peuvent-ils être généralisés ? Beaucoup de sondages, a priori la majorité, ne sont pas probabilistes, n’ayant pas été menés à partir d’un échantillon aléatoire représentatif de la population visée, mais à partir de panels web. Les médias disent : « Voici ce que les Canadiens pensent », mais il s’agit tout au plus de ce que les répondants ont dit, ce qui est différent de ce que la population pense. Je ne doute pas que les firmes de sondage prennent toutes sortes de précautions pour maximiser la validité des données, mais cela ne change rien, du côté des journalistes, à la prudence qui est nécessaire au moment de les interpréter.

Les répondants d’un sondage web doivent (a) faire partie de la moitié de la population qui n’a pas de difficultés de lecture, (b) avoir accès à Internet, (c) savoir en quoi consiste un panel web, (d) s’y être inscrit, (e) avoir été disponibles quand le sondage a eu lieu, (f) avoir eu le temps et le goût d’y répondre — sachant que certains sujets attirent davantage certaines personnes, ce qui est une source de biais. Bref, la grande majorité de la population n’a aucune chance d’être sondée. Il est d’ailleurs impossible de chiffrer la marge d’erreur de ces sondages, ce que signalent généralement les firmes qui les mènent. Les médias qui les publient, eux, ne le font pas toujours, voire leur en attribuent une.

(2) Les répondants maîtrisent-ils la question ? Le droit à l’opinion, reconnu à tous, est une chose, « la capacité à opiner (qui suppose intérêt et maîtrise minimale du sujet visé) » en est une autre. Et « poser une question d’opinion revient à présupposer que les personnes interrogées se posent cette question-là et en ces termes »[1]. On peut demander aux gens s’ils ont fait du vélo cet hiver, ou pour qui ils pensent voter, mais sommes-nous sur le même plan si on leur demande d’opiner sur la réforme du mode de scrutin, le troisième lien ou le transfert fédéral en santé ? Galilée disait : « Et pourtant, elle tourne ». Nous, on pourrait dire, 400 ans plus tard : « Et pourtant, ils répondent ! » L’époque l’exige, chacun de nous est censé avoir une opinion sur tout, même sur des choses dont on ne sait à peu près rien et auxquelles on n’a jamais réfléchi. « Exiger des réponses d’une population non informée ou indifférente nous condamne à nous faire une image faussée de l’opinion réelle »[2].

Il faut aussi compter avec les réponses stratégiques. Les répondants peuvent être tentés de se « conformer » à l’opinion dominante, c’est-à-dire à celle qu’ils croient dominante, par désir de faire partie du groupe — nous sommes alors possiblement dans la circularité : on dit aux sondeurs et aux médias ce qu’ils veulent entendre, on leur répète la manchette (ou le sondage !) de la veille, on veut se fondre dans ce qui ressemble au consensus. On peut aussi, à l’inverse, s’inscrire vigoureusement contre le consensus perçu, ne serait-ce que par goût de la provocation, sans égard au fond de l’affaire.

On a eu droit à de merveilleux exercices de coupage de cheveux en quatre lorsque les appuis au tramway de Québec ont montré une baisse d’au moins 4 % à l’automne 2023 (36 %, par rapport à 40 % et plus en 2022). Mais peu de journalistes (voire aucun) ont expliqué que la marge d’erreur de ce sondage web était inconnue. Le sondeur mentionnait à titre indicatif que si le sondage avait été probabiliste, la marge d’erreur aurait été de 3,1 %. On peut raisonnablement croire qu’elle était plus grande encore, et que les appuis éventuels étaient encore plus bas… ou plus hauts… ou identiques[3].

Le chiffre le plus intéressant, dans ce sondage, se trouvait ailleurs : 10 % des répondants avaient eu l’honnêteté de déclarer qu’ils ne connaissaient pas suffisamment le dossier pour se prononcer. Peut-on pour autant en déduire que 90 % des répondants et de la population connaît le dossier du tramway à fond ? Il me semble plus réaliste de croire que beaucoup plus que 10 % de la population ne connaît pas le dossier à fond, que pas mal plus d’opposants que de partisans se sont mobilisés pour répondre et qu’il faut prendre les chiffres avec des grosses pincettes avant de lancer que « la majorité des résidants de Québec ont une mauvaise opinion du projet de tramway »[4].

(3) Le sondage a-t-il été construit de manière objective ? La construction d’un questionnaire demande beaucoup de doigté. Le vocabulaire, la formulation des questions ou des énoncés, leur séquencement, peuvent influencer sur les résultats. Les sondeurs sérieux portent une grande attention à ces éléments, mais il ne faut pas se leurrer : de nombreux sondages ont un commanditaire qui attaque le sujet avec une certaine perspective. Dans La bataille de Londres, ouvrage qui nous ramène aux belles heures des débats constitutionnels de 1980-1982, l’auteur évoque à un moment les sondages qui étaient faits à l’époque par les fédéraux pour faire passer la Charte des droits et libertés, et la faire avaler aux Britanniques. « La Constitution doit-elle garantir le respect des droits humains fondamentaux pour tous les citoyens canadiens ? », demandait-on aux sondés. Ce qui était l’équivalent de « Aimeriez-vous être riche et santé, ou pauvre et malade ? » Et Trudeau et consorts de fanfaronner, parce que, quelle surprise, 91 % des Canadiens et 83 % des Québécois avaient répondu oui. Même les Britanniques n’ont pas avalé cette couleuvre et demandé si un autre sondage avait été fait, « avec une question moins tendancieuse »[5].

En plein coeur de la pseudo-crise des accommodements raisonnables — qui fut une invention médiatique — le Journal de Montréal révélait le 15 janvier 2007 que « 59 % des Québécois se disent racistes ». Ce sondage, à cause notamment de la formulation des questions, a été durement critiqué par les experts, et même qualifié de « fausse nouvelle ». Il a néanmoins laissé des traces durables. Amira Elghawaby, qui a été au centre d’une controverse en 2023 lorsqu’elle a été nommée au poste de représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, y a fait référence pour dénigrer le Québec[6]. Seize ans plus tard.

(4) Les résultats sont-ils honnêtement présentés ? Les médias font trop souvent ce qu’ils devraient éviter : projeter les résultats à l’ensemble de la population. « Les répondants » deviennent « les Canadiens » ou « les Québécois ». Et dans bien des cas, ils font tout un plat de résultats qui ne le méritent pas vraiment. Ils décortiquent des écarts qui sont vraisemblablement à l’intérieur de la marge d’erreur ou n’ont que peu de réelle valeur. Ils montent en épingle des données qui sont possiblement aberrantes. Bref, ils attribuent parfois aux sondages une importance et un sens qu’ils n’ont pas.

Vaste sujet que celui de la nature profonde de l’opinion publique. Les sondeurs ont la prétention de la tâter et les médias de nous en informer, posant ensemble que la chose s’objective aisément et qu’ils n’en sont que les observateurs. Mais c’est évidemment plus compliqué que ça. Trop de phénomènes sont en jeu et s’entrecroisent. « L’opinion intense d’une minorité active pèse souvent plus sur le cours des choses que les réactions molles d’une majorité nonchalante »[7], laquelle est en outre vulnérable au phénomène bien documenté de la spirale du silence. En outre, certains sondages sont des tentatives d’instrumentalisation et les médias tombent souvent dans le panneau, pas toujours par inadvertance. À l’heure où nos gouvernements se gargarisent de l’expression « acceptabilité sociale », il y a une certaine urgence à poser un regard acéré sur toutes les statistiques et pseudo-consultations qui se profilent à l’horizon, et sur la manipulation de l’opinion publique qu’elles laissent entrevoir. La première étape, pour les médias, pourrait consister à abandonner les pitreries que sont les « questions du jour » et autres vox pop. La dernière en date : « Nous vous avons demandé, chers lecteurs, si vous étiez prêts à changer vos habitudes de transport avec un TGV Québec-Toronto. Sur les 87 lecteurs qui ont répondu à la question, 82 ont dit oui. Rares sont les projets qui obtiennent un tel appui (94 %) »[8]. Vraiment ?

Prenons le projet d’oléoduc Trans Mountain, et un sondage web publié en juin 2019 à son sujet. « The majority of Canadians (56 per cent) support Prime Minister Trudeau’s decision to approve the controversial twinning of the Trans Mountain pipeline » affirmait le Vancouver Sun[9]. Le vocabulaire changeait dans les paragraphes suivants : « Not surprisingly, the majority support for the $9.3 billion project came from respondents in the oil-producing province of Alberta, where 85 per cent of poll respondents approved of Trudeau’s decision […] When asked directly if they support or oppose the Trans Mountain pipeline expansion project, 58 per cent of respondents said yes ».  Puis, nouveau retournement : « Six in 10 Canadians (59 per cent) think the expansion will be eventually built […] ». On avait en manchette : Most Canadians support liberal decision on Trans Mountain expansion: Poll — 54 per cent of British Columbians support the project […] ». Même chose au Journal de Montréal, où ce fut « une majorité de Canadiens croient que le gouvernement Trudeau a pris la bonne décision ». Dans cet article aussi, on passait allègrement « des Canadiens » aux « répondants », comme si c’était la même chose[10].

Le Vancouver Sun a décrit de la sorte la méthodologie du sondage : The Angus Reid Institute conducted its online survey from June 18–20, 2019 among a representative randomized sample of 1,842 Canadian adults who are members of Angus Reid Forum. The poll has a margin of error of +/- 2 percentage points, 19 times out of 20Voici la version du Angus Reid Institute, qui ne prétendait pas que son sondage était probabiliste et admettait que la marge d’erreur n’était pas mesurable : « For comparison purposes only, a probability sample of this size would carry a margin of error of +/- 2 percentage points, 19 times out of 20. »

Selon le même sondage, 73 % des Québécois[11] étaient préoccupés par le risque que « the increased oil tanker traffic in the Burrard Inlet in Metro Vancouver may visually detract from the natural beauty », contre 27 % qui ne l’étaient pas. Ce dont il faudrait déduire que 100 % des Québécois et des répondants au sondage connaissaient les tenants et aboutissants du projet Trans Mountain, étaient capables de trouver le Canada, Vancouver et le « Burrard Inlet » sur une carte, et avaient une bonne idée des conséquences de l’augmentation du trafic maritime à cet endroit. Impossible.

« Pas moins de 53 % des Québécois souhaitent que le système électoral actuel soit revu » et « la majorité des Québécoissouhaitent une réforme du mode de scrutin » nous apprenait-on le 13 octobre 2022 dans le Journal de Québec, sur la base d’un sondage web dont on reconnaissait que la marge d’erreur était inconnue. On pouvait comprendre des résultats qu’au moins 80 % des Québécois maîtrisaient le dossier et avaient pris position. Peu probable[12].

« 40 % des Canadiens blâment Ottawa pour la crise du logement » titrait Le Devoir le 23 août 2023. Il s’agissait d’un sondage web, dont la marge d’erreur était inconnue. C’était 40 % des répondants qui blâmaient le fédéral — la proportion des Canadiens qui l’auraient fait est inconnue. Quelque 32 % des répondants blâmaient leur gouvernement provincial, 6 % les gouvernements locaux, et les locataires, directement concernés, étaient plus enclins à blâmer les gouvernements provinciaux[13].

En 2022, un « sondage » mené dans le cadre d’une étude universitaire révélait selon CTVNews que plus de la moitié des étudiants en droit ou en éducation du Québec pourraient quitter la province à cause de la loi 21 sur la laïcité. Dans un long texte, le journaliste décortiquait les résultats à la décimale près : « Over a third (34.2 per cent or 215 respondents) said they experienced discrimination since the law went into effect. […] More than half of the survey’s respondents (51.8 per cent, 326 students) said they were “very or somewhat likely” to look for work outside Quebec because of Bill 21…” ». L’échantillon du sondage en question avait été construit selon la méthode de la boule de neige, c’est-à-dire que des questionnaires avaient été envoyés à des organisations étudiantes et à des groupes religieux pour que ceux-ci les fassent circuler à qui bon leur semble, les « répondants » pouvant eux-mêmes encourager d’autres personnes à participer (les auteurs de la « recherche » convenaient d’une « forte possibilité d’un biais de sélection »). Il semble bien que les résultats de cette « étude », qui comportait d’autres problèmes, ne valaient pas un pet de lapin. Plusieurs médias sont tombés dans le panneau (ou ont fait semblant). Le texte de CTVNews ne comportait aucune information sur la méthodologie de l’enquête, et encore moins une mise en garde[14].

Lorsque « les Québécois » ont été sondés au sujet du transfert canadien en santé, près de la moitié d’entre eux se sont déclarés satisfaits (48 %, marge d’erreur inconnue). La question était : « Le gouvernement du Canada a présenté récemment aux gouvernements des provinces une entente de 10 ans pour transférer 46 milliards de dollars aux provinces pour financer les réseaux de santé. Êtes-vous satisfait ou insatisfait de cette entente ? ». On semblait présumer que les répondants maîtrisaient le sujet. Dans Le Devoir, avec raison, le chroniqueur Michel David a signalé : « Il faut dire que les sondeurs n’aiment pas les questions trop complexes, qui risquent de dérouter les sondés. Ainsi, [ce sondage] ne précisait pas que les 46 milliards de dollars sur 10 ans obtenus par les provinces ne représentent que le sixième de ce qu’elles réclamaient ». Autrement dit, avec une question libellée différemment (« Ottawa a refusé les demandes des provinces en matière de santé et ne leur a consenti que des grenailles… êtes-vous satisfait ? »), on aurait obtenu des résultats différents[15].

« Les Canadiens appuient de plus en plus les travailleurs en grève », apprenions-nous dans La Presse du 17 septembre 2023. Le texte faisait allusion à une petite poignée de sondages, mais de manière assez évasive, sans chiffres, et l’un d’eux avait été mené aux États-Unis. La vraie « preuve » de cet appui croissant était ailleurs, comme le montrait le lead : « Il est fréquent de voir des clients de Metro se joindre aux piquets de grève […] Certains klaxonnent en guise d’appui ou apportent des collations. “Je crois que je n’ai jamais autant mangé de beignes et de trous de beigne de toute ma vie” plaisante une gréviste ». Au paragraphe 14 était évoqué un sondage qui indiquait « que la quasi-totalité des demandes de 155 000 fonctionnaires-grévistes de l’Alliance de la fonction publique du Canada obtenait l’approbation de la population ». Pas de détails, pas de chiffres, et pas un mot sur la méthodologie. Impression générale laissée au lecteur : les Canadiens appuient en masse les demandes syndicales.

C’était un peu plus compliqué que ça, sans compter le fait que sondage était non probabiliste. Sur les cinq principales « demandes » syndicales, trois n’obtenaient même pas un score d’appui de 50 %, y compris celle portant sur les augmentations de salaire. Les deux demandes bénéficiant d’un appui supérieur à 50 % étaient une prime pour le surtemps et le travail de nuit (65 % d’appui) et le droit de télétravailler (55 % d’appui). Bref, un portrait nettement plus nuancé que celui annoncé dans une manchette qui reposait sur le décompte des trous de beigne[16].

« Qu’ils soient riches ou pauvres, retraités, travailleurs ou étudiants, la moitié des Québécois ont vu leur niveau de stress augmenter en 2022, révèle un sondage […] La bonne nouvelle, c’est que 56 % des Québécois ont un plan financier ». D’où venait donc ce sondage web, dont il n’était pas signalé que sa marge d’erreur était inconnue ? Il venait de l’Institut québécois de planification financière. « Peu importe l’âge, peu importe la tranche de revenu […] Avoir un plan financier permet d’avoir le contrôle sur notre situation » recommandait la journaliste. La PDG de l’Institut expliquait qu’il n’était pas nécessaire d’être riche pour faire un plan, et que des gens « ont offert quelques heures avec un planificateur financier en cadeau de Noël ». « Un cadeau qui change la vie, car on investit dans son avenir » a-t-elle ajouté, en ce 23 novembre[17]. Opération réussie.

Si une association qui compte 500 membres leur envoie un questionnaire qui porte sur le bonheur en milieu de travail, que 50 membres répondent, dont 20 expriment des frustrations, peut-on conclure que 40 % des membres de l’association sont malheureux au travail ?

En 2022, la Fédération médicale étudiante du Québec (FMEQ) a publié les résultats d’un sondage mené auprès de ses plus de 4 000 membres, portant sur le « bien-être ». 764 d’entre eux ont répondu. Le sondage indiquait que quelque 12 % des répondants (92 personnes) avaient déclaré avoir eu des idées suicidaires dans la dernière année. Le Devoir a longuement fait état de ce sondage, sous la manchette « Un externe en médecine sur six aurait songé au suicide dans la dernière année ». On lisait : « Plus du tiers des étudiants au doctorat estiment que leur santé mentale s’est détériorée depuis le début de leurs études. À tel point que, chez les externes, environ une personne sur six a songé au suicide dans la dernière année » (notez le passage du conditionnel en manchette, à l’indicatif dans le texte).

En l’occurrence, ni Le Devoir, ni la FMEQ ne connaissaient la proportion des futurs médecins qui avaient eu des pensées suicidaires dans la dernière année. La FMEQ reconnaissait honnêtement les limites de son sondage. Elle mentionnait : « Notre étude comporte certaines limites à garder en tête lors de l’interprétation de nos résultats. Il y a tout d’abord un biais de sélection par la participation volontaire des étudiants. Il est possible que les étudiants ayant choisi de répondre au sondage soient ceux dont la santé mentale va le moins bien. De ce fait, la détresse reflétée par nos résultats est possiblement plus importante que celle vécue par l’ensemble de nos étudiants ». Euh… oui, c’était en effet fort possible. La FMEQ mentionnait aussi qu’à l’époque, selon Statistiques Canada, « 8 % de la population canadienne âgée de 18 à 34 ans rapportait avoir eu des idées suicidaires dans les dernière année (sic) ». Considérant l’effet du biais de sélection et l’approche non probabiliste, il n’est pas farfelu de croire que la proportion de « futurs médecins » qui avaient eu des pensées suicidaires dans la dernière année était du même ordre que celle de la population en général. On pourrait même poser l’hypothèse qu’elle était peut-être plus basse que dans la population en général[18]. Mais la FMEQ passait son message. Selon elle, « le nerf de la guerre, dans la réduction de l’épuisement et de la détresse des futurs médecins, serait l’amélioration des conditions de stage ». Opération réussie.

Il y a quelques jours à peine, La Presse titrait : « Un directeur d’école sur cinq songerait à quitter son poste »[19]. Le sondage provenait de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement (FQDE). L’article ne contenait pas un mot sur la taille du groupe sondé ou sur la méthodologie (et la FQDE n’a pas répondu à ma demande d’information). Le président de l’association déclarait : « Les directeurs d’école voient que les profs vont être à 110 000 $ par année au sommet de l’échelle, pour une moyenne de 40 heures par semaine sur 200 jours. Eux, la moyenne salariale provinciale est de 128 000 $, ils travaillent en moyenne 54 heures par semaine sur 260 jours. […] C’est indéniable qu’il y a tout un rattrapage à faire ». Opération réussie.

Cinq suggestions aux journalistes, pour une information de qualité, respectueuse du public : (1) Filtrez le matériel. Examinez la méthodologie, les questions et les motivations du commanditaire, soyez sceptiques et critiques : il y a des sondages qui ne méritent pas l’importance que vous leur donnez, il y en a qui devraient tout simplement être ignorés. Bref, donnez aux choses leurs justes proportions et leur sens exact — on compte sur vous. (2) Expliquez clairement la méthodologie et ses limites (c’est une obligation déontologique du Conseil de presse). Attribuer une marge d’erreur à un sondage mené par panel est trompeur, et dire d’un tel sondage « qu’il n’a pas de marge d’erreur » ou que « la marge d’erreur ne s’applique pas » est inexact. (3) Si le sondage est non probabiliste, évitez la généralisation : les « répondants » et les « Canadiens » (ou « les Québécois ») ce n’est pas la même chose… et (4) ne perdez pas votre temps à analyser des écarts minimes, qui sont probablement à l’intérieur de la marge d’erreur. (5) Surveillez le titreur.

Finissons en beauté : « Un sondage le confirme », brâmait le Journal de Montréal le 10 mai 2007. La nouvelle occupait la une, avec la photo très édifiante d’un type léchant une crème glacée en reluquant les jambes nues d’une passante. En manchette : « Les Montréalaises sont les plus belles ». Bref, du journalisme de haut niveau, la grande classe. Il était « établi » que 49 % des Québécois étaient d’avis que les plus belles femmes de la province se trouvaient à Montréal (23 % estimaient que c’était plutôt à Québec ; 14 % des répondants avaient soupesé le tout et conclu que les deux villes étaient sur le même pied). Un maigre 14 % des gens estimaient ne pouvoir se prononcer, ce qui laissait entendre que 86 % des Québécois avaient développé une opinion éclairée. Heureusement, l’auteur de l’article avait d’autres preuves, car le copropriétaire d’un salon de coiffure confirmait : « C’est certainement le cas… j’ai l’occasion de voyager partout dans le monde pour des congrès, des shows et des concours, et c’est ce que tout le monde dit »[20]. Curieusement, en 2007, le Pulitzer a été remis à quelqu’un d’autre — la vie est pleine d’injustices.

© Michel Lemay


[1] Frinault, T., Karila-Cohen, P. et Neveu E. Qu’est-ce que l’opinion publique ? Gallimard, 2023, p. 219.

[2] Bourdieu, Champagne, cités dans Frinault, T., Karila-Cohen, P. et Neveu E., op. cit. p. 257.

[3] Il faut dire que ce sondage a donné lieu à une petite polémique. Le chiffre de 40 % d’appuis, d’abord lancé par la Ville de Québec, commanditaire du sondage, référait à la proportion des répondants qui avaient une opinion (à savoir 40 % de 90 %). Mais sur la base de l’ensemble des répondants, les appuis se chiffraient à 36 %. Il devenait alors important, en comparaison des données antérieures, de comparer des pommes avec des pommes. En outre, il était signalé que les questions étaient différentes d’un sondage à l’autre.

[4] Béland, G., L’appui au tramway de Québec en baisse, La Presse, 27 octobre 2023.

[5] Bastien, F. La Bataille de Londres, Boréal, 2013. Voir entre autres p. 153.

[6] Voir entre autres : Potvin, M. et autres, Les médias écrits et les accommodements raisonnables, l’invention d’un débat, janvier 2008 (notamment p. 47-49). Bernier, M.-F., Les nouveaux mercenaires de l’information, Le Devoir, 22 janvier 2007. Icart, J.-C. et Labelle, M., Tolérance, racisme et sondages, éthique publique, vol. 9, no. 1, 2007. Voir aussi Labelle, M., Amira Elghawaby et le 59 % de racistes québécois, Le Devoir, 1er février 2023.

[7] Jeanneney, cité dans Frinault, T., Karila-Cohen, P. et Neveu E., op. cit. p. 257.

[8] Brousseau-Pouliot, V. Montréal-Québec en 1h30 ? Là on parle !, La Presse, 12 mars 2024.

[9] [No byline], Most Canadians support Liberal decision on Trans Mountain expansion: Poll, Vancouver Sun, 21 juin 2019. Voir aussi : Little, S., Majority in every province but 1 back Liberals’ Trans Mountain decision, and it’s not B.C.: Poll, Global News, 21 juin 2019 (« A new poll has found that nearly six in 10 Canadians back the federal government […] »).

[10] Bergeron, E., Trans Mountain: le plus haut taux d’opposition serait au Québec plutôt qu’en Colombie-Britannique, Journal de Montréal, 21 juin 2019.

[11] Le sondage comptait 363 répondants au Québec, qui auraient tous été assez familiers avec les conséquences du projet sur le Burrard Inlet pour se prononcer (265 préoccupés).

[12] Lajoie, G., Les Québécois en faveur d’une réforme du mode de scrutin, Le Journal de Québec, 13 octobre 2022. (53 %, oui je souhaite une réforme; 27 % non, je ne souhaite pas de réforme; 20 % ne sait pas, refus de répondre).

[13] Ritchie, S. (Presse canadienne), 40 % des Canadiens blâment Ottawa pour la crise du logement, Le Devoir, 23 août 2023.

[14] Rowe, D. J., More than half of Quebec law and education students in survey say Bill 21 is making them want to leave the province, CTVNews, 16 mars 2022. Pour un regard critique sur cette affaire, voir Santarossa, D., Une étude bâclée sur la loi 21, La Presse, 26 mars 2022.

[15] David, M., Les cocus contents, Le Devoir, 4 mars 2023.

[16] Saba, R. (Presse canadienne), Les Canadiens appuient de plus en plus les travailleurs en grève, La Presse, 17 septembre 2023.

[17] Dubé, I., La moitié des Québécois ont un plan financier, La Presse, 23 novembre 2022.

[18] Morin-Martel, F., Un externe en médecine sur six aurait songé au suicide dans la dernière année, Le Devoir, 22 juillet 2022. Sur ce thème du stress chez les futurs médecins, voir aussi VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information (Québec Amérique, 2014), au sujet de la couverture qu’en a fait La Presse en 2012 (p. 222-223).

[19] Pilon-Larose, H., Un directeur d’école sur cinq songerait à quitter son poste, La Presse,  7 mars 2024.

[20] Gagné, L.-M., Un sondage le confirme, les Montréalaises sont les plus belles, Journal de Montréal, 10 mai 2007.