Nommer les choses

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La Presse a expliqué le week-end dernier que l’histoire des « 215 sépultures anonymes » de Kamloops, qui date de 2021, témoignait d’un « grand malentendu »[1]. Façon comme une autre de ne pas nommer les choses. Nous sommes en réalité devant un fiasco journalistique de première grandeur, dont les conséquences depuis trois ans ont été très lourdes. Jonathan Kay, un des rares journalistes capables de critiquer ses collègues, a écrit à ce sujet : « The faulty coverage has been a systematic failure across the entire Canadian journalistic landscape […] No single media outlet had any interest in walking back its previously published misinformation, because each could evade criticism simply by pointing to the (equally erroneous) work of everyone else »[2]. Bref, cette histoire en est une de journalistes qui ont très, très mal fait leur travail, et de patrons de presse qui n’ont pas fait le leur du tout.

Rappelons la base, souvent escamotée par les journalistes, au point où on se demande parfois s’ils la connaissent. En mai 2021, une scientifique, Sarah Beaulieu, a sondé un ancien verger adjacent à un tout aussi ancien pensionnat autochtone, à Kamloops, avec un radar à pénétration de sol (ground-penetrating radar — GPR). Elle a détecté des « anomalies » du sol qui pourraient indiquer la présence de 215 sépultures, chiffre par la suite ramené à 200. Le GPR ne peut pas détecter la présence de restes humains. Beaulieu a déclaré : « These [200 anomalies, or] targets of interest are ‘probable burials’ as they demonstrate multiple GPR characteristics of burials. Only forensic investigation (excavation) will be able to conclusively determine this ». Le 15 juillet suivant, la controverse battant son plein, « Beaulieu cautioned that definitive statements about specific numbers, or even conclusions about the existence of any burials, could not be made until excavations were undertaken »[3]. Au cours du 20e siècle, le terrain sur lequel se trouve le verger en question a été l’objet de multiples travaux, notamment d’irrigation, et le sol a été bousculé à de multiples reprises depuis 1917. Ces travaux, de même que des fouilles menées en 2002, ont entraîné de multiples excavations. Aucune sépulture n’a jamais été découverte.

Le 27 mai 2021, la cheffe des Tk’emlúps te secwépemc, Rosanne Casimir, a déclaré en conférence de presse que les restes de 215 anciens étudiants du pensionnat de Kamloops avaient été découverts. Elle savait même leur âge. Selon elle, certains étaient âgés d’aussi peu que trois ans, ce que Radio-Canada posera comme un fait avéré[4].

La machine médiatique, qui paraît-il carbure à l’information fiable et vérifiée contrairement à celle qu’on trouve sur les réseaux sociaux blablabla, s’est immédiatement mise en branle et à toute vapeur. Non seulement les « authentificateurs de la vérité » ont-ils rapidement « confirmé » que les restes humains de 215 enfants avaient été découverts, mais nous sommes vite passés de sépultures potentielles à sépultures anonymes à fosses communes à génocide et crime contre l’humanité. Au bout de quelques jours, l’histoire, c’était que des centaines, puis des milliers d’enfants avaient été assassinés et enterrés de nuit. Dans une tribune, un commentateur s’est demandé : « Is this Canada’s Holocaust moment? »[5]. Kamloops était devenu le nouveau Babi Yar.

La Presse canadienne et la Canadian Press (« Les restes de 215 enfants retrouvés en Colombie-Britannique », La Presse, 28 mai 2021 — non corrigé ; « Remains of 215 children found buried at site of former B.C. residential school, National Post, 27 mai 2021, non corrigé), Radio-Canada (« Pensionnats autochtones : découverte “déchirante” des restes de 215 enfants », 28 mai 2021, non corrigé), le Globe and Mail (« Discovery of children’s remains at Kamloops residential school ‘stark example of violence’ inflicted upon Indigenous peoples », 28 mai 2021, non corrigé), le Toronto Star (« Mass impact from discovery of graves », 31 mai 2021, l’expression mass grave a été retirée, sans plus) et bien d’autres (notamment The Fifth Estate, de la CBC[6]) ont mis tout le pays en émoi en quelques jours, et à l’initiative de Justin Trudeau les drapeaux ont été mis en berne pendant cinq mois, du jamais vu. On ne savait plus, d’ailleurs, comment trouver une excuse pour les remonter.

Un certain journalisme consistant à répéter et à embellir, et non à vérifier quoi que ce soit, l’affaire est devenue mondiale, avec la BBC, The Guardian, NPR, Reuters et une foule d’autres entrant dans la danse (Washington Post : « Remains of 215 Indigenous children discovered at former Canadian residential school site », 28 mai 2021, corrigé[7]). Tout ce beau monde a reçu la bénédiction du média de référence, le New York Times, qui maintient à ce jour l’existence d’une fosse commune à Kamloops : « ‘Horrible History’: Mass Grave of Indigenous Children Reported in Canada », dans un texte signé par le journaliste canadien Ian Austen.

Voici des faits. À ce jour, aucune sépulture et aucun reste humain n’ont été découverts dans le verger de Kamloops; aucune excavation n’a été menée; la scientifique à l’origine de l’étude se dit incapable de confirmer l’existence de sépultures; et à ma connaissance, le rapport du Dr. Beaulieu n’a pas été rendu public.

Si vous lisez les récents textes de La Presse, il est possible que vous gardiez l’impression que l’existence des sépultures du verger est confirmée, et qu’elle l’a été grâce au radar. La journaliste a écrit : « En mai 2021, l’annonce de la découverte de 215 sépultures anonymes d’enfants autochtones a sidéré le Canada — et le monde. Trois ans plus tard, aucun corps n’a encore été exhumé […] », « beaucoup s’attendaient à ce que les travaux d’excavation s’enclenchent rapidement, puisque les sépultures avaient été détectées par des radars à pénétration de sol » et « en mai 2022, le National Post a exposé la façon dont plusieurs reportages initiaux s’étaient trompés en parlant de fosses communes, alors qu’il s’agissait de tombes non marquées, souvent dans d’anciens cimetières abandonnés », le tout sous le titre « les preuves d’un crime gravissime ». Le « malentendu » risque fort de perdurer.

Une mise à niveau comme celle tentée par La Presse est la bienvenue, même si on peut s’étonner qu’il ait fallu trois ans et qu’elle ne soit pas plus claire. Car après trois ans, les impressions ont laissé des traces et les convictions sont fortement ancrées. Bref, le mal est fait. Jamais personne ne pourra remettre le dentifrice dans le tube, et la plupart des médias n’essaient même pas.

Les textes de La Presse du 19 mai n’étaient pas la première tentative de redressement. Le journaliste Terry Glavin avait fait le tour de la question, sans complaisance, avec une analyse nettement plus exhaustive et mieux documentée, en mai 2022, dans le National Post. Pour du contexte, prenez le temps de lire : « The year of the graves: How the world’s media got it wrong on residential school graves »[8]. Mais Glavin n’a pas eu beaucoup de succès. Un an plus tard, en 2023, le Parlement canadien au complet observait une minute de silence pour marquer la découverte des restes de 215 enfants. Je l’ai écrit ailleurs : les histoires fausses ont la vie très dure. Une fois qu’elles ont été répétées partout, elles sont devenues indélogeables.

Il est possible qu’on trouve un jour des sépultures dans le verger, ou ailleurs. Personne ne dit le contraire. Et il semble établi que nombre d’anciens cimetières, négligés, puis abandonnés, ont vu disparaître leurs monuments, souvent en bois. Pour le moment, les faits, c’est qu’on n’a pas trouvé de corps, et surtout, aucune trace de fosse commune. Mais surtout, même si on en trouve, il restera encore à établir la cause et les circonstances des décès, à une époque où la tuberculose, notamment, faisait des ravages. Pour le moment, il semble bien qu’aucune excavation n’est prévue. Si, comme on le crie haut et fort, des crimes ont été commis, ne faudrait-il pas enquêter ? N’est-ce pas ce qui se passe en général dans les états de droit ?

J’ai lu en janvier dernier Grave Error[9], cet ouvrage collectif que Jean-François Lisée a ironiquement qualifié de livre « maudit », qui porte sur ce dossier. C’est un livre que selon certains il ne faudrait pas lire, parce qu’il comporte quelques signatures qui sentent le soufre. Évidemment, éviter de lire un ouvrage permet d’éviter d’avoir à en discuter, ou exempte de le réfuter. On se contente alors de mépriser l’auteur. Dans cette veine, d’autres cas récents viennent à l’esprit. En espérant que la prochaine étape ne consiste pas en un appel à brûler les livres qui dérangent. Quoiqu’il en soit, Grave Error mérite d’être lu. Pour le moment, j’ai noté à son sujet les grimaces, mais je n’ai pas vu l’ombre de la queue d’une réfutation. 

De toute manière, ce débat pourrait devenir dépassé. Trudeau le Second et ses disciples veillent au grain. Des livres comme Grave Error, ou l’article de Glavin, pourraient, s’il n’en tient qu’à eux, devenir criminels. Vous pensiez vivre à l’époque d’Habermas, celle de la discussion rationnelle sur la place publique ? Détrompez-vous, c’est le retour de l’Inquisition, de Savonarole et de Torquemada qui nous guette.

Avant de lancer des tomates ou des accusations de négationnisme à qui que ce soit, je suggère qu’il faut d’abord lire Glavin. Ni lui, ni personne ne nie les abus, les cas de maltraitance ou même les crimes associés au système des pensionnats. Là n’est pas la question. Dans des affaires pareilles, les journalistes sont censés être ceux qui gardent les pieds sur terre et nous aident à faire de même. S’ils en sont incapables, si c’est trop complexe pour eux, la messe est dite.


[1] Hachey, I. Les preuves d’un crime gravissime et Creuser ou ne pas creuser, La Presse, 19 mai 2024.

[2] Kay, J. A Media-Fuelled Social Panic Over Unmarked Graves, Quillette, 22 juillet 2022, et repris dans Grave Error (voir note 9), p. 158-9.

[3] Grave Error, p. 134.

[4] Matte-Bergeron, T. et Bois, G., Pensionnats autochtones : découverte « déchirante » des restes de 215 enfants, Radio-Canada, 28 mai 2021.

[5] Kool, R. Comment: Is this Canada’s Holocaust moment? Times Colonist, 12 juin 2021.

[6] « The Reckoning: Secrets unearthed by Tk’emlúps te secwépemc », 13 janvier 2022.

[7] Cet article est maintenant précédé de la correction suivante : Correction: An earlier version of this article referred incorrectly to the burial site discovered at Kamloops Indian Residential School as a mass grave. The Tk’emlúps te Secwépemc First Nation says the remains were found spread out; it considers it an unmarked, undocumented burial site, not a mass grave. The article has been corrected.

[8] Glavin, T. The year of the graves: How the world’s media got it wrong on residential school graves, National Post, 26 mai 2022.

[9] Champion, C. P. et Flanagan, T., Grave Error, How the Media Misled Us (and the truth about residential schools), True North and Dorchester Books, 2023.