Qui fabrique les fausses nouvelles ?

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On demande ces jours-ci des comptes à Twitter, et surtout à Facebook. Les grands réseaux sociaux auraient, en poussant fausses nouvelles et propagande, fait le jeu des agitateurs et influencé les résultats de l’élection américaine. Mark Zuckerberg, sur la défensive, a déclaré que selon lui 99 % de l’information qui circule sur Facebook est authentique, pour ajouter plus tard, tout de même, que ses équipes allaient examiner le problème. Craig Silverman, de BuzzFeed, a publié le 16 novembre des chiffres peu rassurants. Pendant la dernière partie de la campagne, les 20 fausses nouvelles les plus populaires auraient entraîné plus d’activité (8,7 millions de réactions, partages, commentaires) que le top-20 des vraies nouvelles en provenance de 19 médias (7,3 millions). Presque toutes ces fausses nouvelles étaient pro-Trump ou anti-Clinton. Elles provenaient de sites partisans ou de sites de canulars. On a eu droit à : le pape appuie Trump, WikiLeaks confirme qu’Hillary Clinton a vendu des armes à l’État islamique, un agent du FBI impliqué dans l’affaire des courriels a été trouvé mort, et j’en passe.[1] Ces nouvelles, et plusieurs d’entre elles se sont faufilées sans trop de difficulté dans les journaux, y compris en éditorial,[2] viennent de types comme Paul Horner, qui a déclaré : « People just keep passing stuff around. Nobody fact-checks anything anymore… My sites were picked up by Trump supporters all the time. I think Trump is in the White House because of me. His followers don’t fact-check anything — they’ll post everything, believe anything. His campaign manager posted my story about a protester getting paid $3,500 as fact… I made that up ».[3]

Selon une analyse du Washington Post, 107 000 électeurs dans trois états ont décidé du sort de l’élection.[4] « There were just too many people voting in this election because they were infuriated by made-up things they read online » selon Joshua Benton, directeur du Harvard Nieman Journalism Lab.[5]

Le phénomène n’est pas propre aux États-Unis. Silverman a raconté en août dernier l’histoire de deux jeunes Canadiens qui ont mis sur pied HotGlobalNews.com, un site spécialisé dans la fausse nouvelle. Un de leurs articles, à l’effet que le Premier ministre Trudeau avait interdit à Donald Trump d’entrer au Canada, a été vu 800 000 fois. Une autre nouvelle, qui a généré 30 000 réactions, partages ou commentaires, affirmait, photo à l’appui, qu’un membre de l’État islamique avait pénétré au Canada en tant que réfugié syrien. Silverman écrit, au sujet de ce genre de nouvelles : « It manufactures conflict and plays up divisions. And it shows how easy it is to make people click on and share false information, so long as it confirms our biases and beliefs ».[6]

Selon le philosophe et sociologue Jürgen Habermas, qui a fait école, l’espace public serait le lieu des délibérations rationnelles. La liberté d’opinion et la liberté d’expression, acquises de haute lutte, permettraient à chacun de participer à la confrontation des points de vue. C’est ce que d’autres, avant Habermas, ont appelé le « marché des idées ». À force de se parler, on finirait par s’entendre, ou du moins à être d’accord sur ses désaccords. Le mot important, ici, c’est « rationnel ». Le débat public l’a-t-il déjà été ? À quelles conditions peut-il l’être ? « Partager » à grande échelle des bribes d’information qui tombent du ciel (souvent sans même les lire)… est-ce un débat ? La « dérive » technologique devant laquelle nous semblons être ne permet-elle pas, en le grossissant démesurément, de voir un problème qui a toujours été là ?

Nous sommes tous exposés aux méfaits du biais de confirmation. À savoir que nous recherchons et absorbons volontiers toute information qui confirme nos croyances, et que nous rejetons ou examinons avec suspicion tout ce qui les contredit. Or, les réseaux sociaux nous exposent avant tout à de l’information qui correspond à nos attentes. Et qu’elle vienne de nos amis, de l’algorithme, ou des deux, c’est cette information que nous allons ensuite propager, pas celle qui aurait pu ébranler nos convictions si nous l’avions vue. Il en ressort un puissant effet de bulle. Les individus se confinent inconsciemment dans des communautés homogènes, qui partagent les mêmes opinions, préjugés et sensibilités. Les réseaux sociaux ont donné à ces communautés une échelle galactique et les ont rendues vulnérables aux propagandistes et aux agitateurs. Il n’a jamais été aussi facile d’intoxiquer autant de gens à si faible coût.

S’ajoute à l’équation le pernicieux effet de « backfire », à savoir que tout effort visant à démontrer à quelqu’un qu’il a tort, aussi étoffé et rationnel soit-il, non seulement ne portera pas fruit, mais laissera la personne encore plus convaincue qu’elle a raison. Si un conservateur du Midwest a fini par assimiler qu’il faut emprisonner Hillary Clinton, et que le New York Times s’escrime à démontrer le contraire, le journal ne fait alors que prouver qu’il faut l’enfermer. Dans ces conditions, une conversation rationnelle est-elle encore possible ? « If you have a society where people can’t agree on basic facts, how do you have a functioning democracy? » demande Martin Baron, du Washington Post.[7]

Il semble malheureusement téméraire de conclure qu’il suffit de se réfugier dans l’univers journalistique pour se mettre à l’abri de ce qui se passe sur les réseaux sociaux.

« The news of the day as it reaches the newspaper office is an incredible medley of fact, propaganda, rumor, suspicion, clues, hopes, and fears, and the task of selecting and ordering that news is one of the truly sacred and priestly offices in a democracy. »[8]

Cette citation de Walter Lippmann aura bientôt cent ans. Elle mérite d’être dépoussiérée. Car il pourrait bien tirer à sa fin, le temps où on pouvait se tourner en toute confiance vers les journalistes pour pointer du doigt ce qu’il était urgent de ne pas ignorer, ce qui allait faire de nous un citoyen plus éclairé, mieux à même de participer au processus démocratique. Parce qu’une foule, constituée en bonne partie d’inconnus, est en train de prendre le contrôle à ce titre, par le biais des réseaux sociaux. Parce que les allées et venues de Céline et les recettes de poutine ont pris le pas sur ce qui se passe d’important dans le monde. Et enfin, parce que les médias eux-mêmes relaient ou produisent de fausses nouvelles. Il devient de plus en plus difficile de s’y retrouver. On ne sait plus à qui se fier.

Le 7 mai 2016, le Journal de Montréal annonçait avec assurance : « Un adolescent découvre une cité maya — Le Québécois de 15 ans a fait le lien entre la forme des constellations et la position des villes mayas… Les experts et scientifiques sont unanimes. La découverte de William Gadoury est exceptionnelle ».[9] La nouvelle a immédiatement séduit une foule de gardiens de la démocratie dans une multitude de salles de nouvelles un peu partout dans le monde. RTL : « William Gadoury, 15 ans, raconte comment il a découvert une cité maya — Il n’a que 15 ans et il a déjà bluffé la Nasa et les archéologues ». Huffington Post : « High School Student Discovers Forgotten Mayan City »; London Daily Mail : « Canadian schoolboy, 15, discovers lost Mayan city… » New York Daily News : « Canadian 15-year-old discovers lost Mayan city using the stars and Google Maps ». Quelques jours plus tard, une nouvelle manchette du Journal de Montréal posait toujours que la cité maya existait, mais le texte, lui, disait qu’un journal mexicain allait tenter de « vérifier si la théorie de l’adolescent de 15 ans qui prétend avoir découvert une cité maya perdue est vraie… »[10] Nous n’étions plus devant un « fait » qui faisait quelques jours plus tôt « l’unanimité chez les experts », mais devant une « prétention » de la source, par ailleurs « contestée par plusieurs experts ».

Cette histoire m’a rappelé celle des animaux miraculeux du Sri Lanka, qui selon les médias ont survécu au tsunami du 26 décembre 2004 en s’enfuyant dans les collines des heures avant le cataclysme, qu’ils avaient pressenti grâce à leurs facultés extrasensorielles. Des éléphants, qui avaient généreusement transporté des touristes sur leur dos, ont cependant, dans leur fuite, écrasé 150 000 villageois. Rien de moins.

Le 29 décembre, Reuters avait diffusé une dépêche signalant que le directeur adjoint du service de la faune du Sri Lanka avait déclaré qu’aucun animal mort n’avait été recensé dans le parc national de Yala; que les éléphants du parc avaient survécu; et que, personnellement, il pensait que les animaux ont un sixième sens, ont pressenti le tsunami et se sont éloignés. Associated Press a tout de suite répété la nouvelle et signalé par ailleurs qu’un de ses photographes avait survolé le parc en hélicoptère et n’avait vu aucun animal mort, et qu’un hôtelier de la région avait déclaré qu’il n’avait pas vu de cadavres d’animaux. Il n’en a pas fallu davantage. Une nouvelle à l’effet que les animaux avaient échappé au tsunami grâce à leur sixième sens a fait le tour du monde, astiquée et améliorée par nombre de salles de nouvelles qui ont inventé les détails qui manquaient. Quand une autre dépêche a signalé qu’on avait retrouvé des milliers d’animaux morts ailleurs, elle a été passée sous silence.

Quantité d’animaux ont été tués dans le parc de Yala. Si ce ne fut pas l’hécatombe, c’est que le parc est protégé par des dunes qui ont amorti le choc de la vague. Une étude basée sur les déplacements de deux éléphants qui étaient équipés d’émetteurs GPS a dit, en gros, que « les données recueillies indiquent sans équivoque que les éléphants, au moment du tsunami, n’ont montré aucun comportement de fuite, ni comportements atypiques qui seraient attribuables à une éventuelle perception extra-sensorielle ou à un sixième sens, ni même à la détection des vibrations du séisme… »[11]

Ces deux histoires peuvent sembler inoffensives, voire amusantes. D’évidence, nous ne sommes pas devant de la manipulation électorale. Cela ne les empêche pas d’être en contradiction complète avec les valeurs, les normes, les engagements et l’essence du journalisme. Elles montrent une désinvolture quant à la démarcation entre fiction et réalité qui n’augure rien de bon pour le futur du « débat rationnel ». Et effectivement, comme je l’ai montré dans mon livre, on trouve aisément d’autres cas qui n’ont rien d’amusant.[12]

De 2006 à 2008, au Québec, la « crise » dite des « accommodements raisonnables » a été essentiellement une fabrication médiatique. Elle a entraîné une commission d’enquête qui n’était pas nécessaire et elle a sans doute laissé des traces dans la psyché québécoise. Il est permis de croire qu’elle a teinté, et teinte toujours, les débats ultérieurs et actuels sur le même thème. Les médias, dans ce dossier, ont été une « incroyable usine à désinformation », la « crise a été manufacturée du début à la fin » ont convenu des journalistes interrogés lors de la commission Bouchard-Taylor.

Autre cas de figure pas piqué des vers, celui de l’attentat antisémite du RER, à Paris, en 2004. C’est l’histoire de l’agression sauvage, en plein jour, dans un train de banlieue, d’une « juive » qui était accompagnée de son bébé. Pendant près de trois jours les médias français ont hurlé à la lune et déroulé le tapis rouge aux activistes. Ceux-ci n’ont pas raté l’occasion, alors qu’on leur tendait un puissant mégaphone, de répandre leur propagande et d’attiser eux aussi les peurs et les préjugés. Par la suite, lorsqu’il s’est avéré que l’agression qui avait déclenché l’affaire ne s’était jamais produite, les journalistes n’ont pas expliqué qui étaient ces « témoins » non identifiés qu’ils avaient fait défiler, et qui avaient décrit la scène en détail.[13]

Ni Facebook, ni Twitter n’ont eu à voir dans ces histoires.

Il y a quelque chose de spécieux à soudainement pointer du doigt les réseaux sociaux. Dans le cas de Facebook, une plateforme qui compte 1,8 milliard d’utilisateurs, il n’y aura jamais de parade universelle. Au premier chef, chacun devrait donc prêter attention à ce qu’il consomme, décide de croire et partage. Nous avons tous cette responsabilité. Quant aux journalistes, ce groupe de personnes que la société a mandaté pour l’aider à démêler la fiction de la réalité, ils devraient se demander s’ils veulent faire partie du problème ou de la solution.

« Nowadays it’s not important if a story’s real. The only thing that really matters is whether people click on it. If a person is not sharing a news story, it is, at its core, not news » déclare sans ambage Neetzan Zimmerman, de Gawker.[14] C’est la philosophie du vendeur de clics.

« Standards and practices define and distinguish us. They are what make journalism journalism. Without them we are just content and opinion and we would quickly vanish in the mix » dit Michael Oreskes, de NPR News.[15] C’est la philosophie du journaliste.

Je vous invite également à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source.

[1] SILVERMAN, Craig. Viral Fake Election News Outperformed Real News On Facebook In Final Months Of the US Election, BuzzFeed, 16 novembre 2016.

[2] MURTHA, Jack. How fake news sites frequently trick big-time journalists. Columbia Journalism Review, 26 mai 2016.

[3] DEWEY, Caitlin. Facebook fake-news writer: ‘I think Donald Trump is in the White House because of me.’ Washington Post, 17 novembre 2016.

[4] https://www.washingtonpost.com/graphics/politics/2016-election/swing-state-margins/

[5] BENTON, Joshua. The forces that drove this election’s media failure are likely to get worse. Nieman Journalism Lab, 9 novembre 2016.

[6] SILVERMAN, Craig. These Two Teenagers Keep Fooling The Internet With Justin Trudeau Hoaxes, BuzzFeed, 9 août 2016.

[7] RUTENBERG, Jim. Media’s Next Challenge: Overcoming the Threat of Fake News. New York Times, 6 novembre 2016.

[8] LIPPMANN, Walter. Liberty and the News, 1920.

[9] HARNOIS, Michel. Un adolescent découvre une cité maya. Le Journal de Montréal, 7 mai 2016.

[10] DÉRY, Emy-Jane. Une Mexicaine tentera d’aller sur les lieux de la cité maya perdue. Le Journal de Montréal, 12 mai 2016.

[11] WIKRAMANAYAKE, Eric, PRITHIVIRAJ, Fernando, LEIMGRUBER, Peter. Behavorial Response of Satellite-collared Elephants to the Tsunami in Southern Sri Lanka. The Association for Tropical Biology and Conservation, 2005, 2006. (traduction de l’auteur)

[12] LEMAY, Michel. VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information. Québec Amérique, 2014. Prix Victor-Barbeau 2015 de l’Académie des lettres du Québec.

[13] Pour ce dossier, voir les textes d’Arnaud RINDEL sur www.acrimed.org.

[14] VINER, Katharine. How technology disrupted the news. The Guardian, 12 juillet 2016.

[15] ORESKES, Michael. Journalists can regain public’s trust by reaffirming basic values. Columbia Journalism Review, 2 novembre 2016.