C-18: une patente à gosse ?

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Que de cris d’orfraie ces jours-ci au sujet des Facebook, Google et autres « géants numériques » et de leurs relations avec les entreprises de presse. Le bilan « social » des réseaux dits « sociaux » n’est certes pas très édifiant, et les pratiques des susdits géants soulèvent bien des questions, mais on peut tout de même se demander si la « Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada » (ouf) est une patente à gosse. J’en ai en tout cas la nette impression, et je ne suis pas le seul. On peut aussi se demander, a priori, si les hurlements qu’on entend ne sont pas un peu exagérés. À lire certains, la civilisation occidentale vacillerait sur ses bases parce que les « nouvelles » pourraient devenir introuvables sur Facebook.

« Imagine it’s the 1920s. I am a buggy whips manufacturer, and you make cars. Bill C-18 is the federal government saying you need to give me money because nobody is buying my buggy whips. And you have to do it forever » a écrit Sue Gardner, de l’Université McGill, dans un texte de 2022 qui mérite qu’on le lise[1]. Elle explique de manière convaincante que C-18 sera néfaste pour le journalisme, en gros parce qu’on fait ici une bataille d’arrière-garde au lieu de reconnaître que l’heure est à l’innovation.

Les médias qui sont montés au front pour revendiquer cette loi tarabiscotée estiment qu’il n’est pas équitable que leur matériel circule « gratuitement », notamment sur Facebook, sans qu’ils soient compensés. Ils laissent entendre que les Facebook de ce monde « s’approprient » leurs contenus. Facebook ne s’approprie rien du tout. Ce n’est pas un éditeur. La plateforme, un gros perron d’église, ne fait que laisser les usagers partager des contenus (en échange de leurs données personnelles, mais ça c’est une autre histoire). De deux, je constate surtout que les médias d’information encouragent activement le public à partager leurs contenus, et ce gratuitement. Dans la même veine, et plus significatif, ils ont mis en ligne leurs propres pages Facebook. La Presse y compte 735 000 abonnés, Le Journal de Montréal 768 000, Le Devoirprès de 500 000, Libération un million, Le Monde plus de 5 millions, le Globe and Mail près de 800 000. Ce sont là autant de mini sites web, en concurrence directe avec leurs véritables sites, où le public accède librement à leurs contenus (même des médias qui ont un mur payant ont une page Facebook). Des mini sites web, assortis d’un dispositif d’abonnement, qui leur sont fournis gratuitement.

La dure réalité est la suivante : Facebook et Twitter sont des distributeurs. Ils représentent une importante source de clics pour les médias d’information, et ce service leur est rendu gratuitement. Si on accepte ce paradigme, ce sont les médias qui devraient payer les Facebook et autres Twitter, et non l’inverse.

Combien de journalistes s’empressent de relayer leurs textes sur Twitter en espérant qu’ils deviennent viraux ? Beaucoup. Presque tous. Et ils y sont encouragés par leurs hiérarchies. Dans son livre « Les Barbares numériques » Alain Saulnier estime « intolérable » que les « géants numériques » s’approprient les textes des journalistes sans leur verser de redevances[2]. Au sens strict, les « géants » ne s’approprient rien du tout : ils ne font que laisser les médias et les journalistes distribuer volontairement et gratuitement leur matériel aux quatre vents, par le biais d’un service dont la portée est mondiale.

Les médias qui mènent cette bataille seront plus crédibles lorsqu’ils auront montré qu’ils s’efforcent de protéger leurs contenus et donc d’empêcher ce que présentement ils encouragent activement. Quand ils auront fermé boutique sur Facebook, pour s’efforcer d’attirer le public sur leurs sites web, voire de le convaincre de payer pour s’informer. Pour le moment, il semble bien que toute cette histoire soit celle de leur échec.

Dans le Globe and Mail, Andrew Coyne a bien résumé la question[3] : « Of all the lies we told ourselves and others, the most preposterous was the lie that « the platforms stole our content. » They didn’t steal it. For the most part, they don’t even use it. What they do is link to it. How does a link work? You click on it, and you are taken to the address embedded in it – that is, to one of our pages. Far from stealing our content or our readers, the platforms have been sending readers our way by the millions, there to read our content and see our ads. They perform a service for us, in other words, the proof of which is the profusion of “Share this” and “Link to this” buttons we plaster all over our stories. We want readers to post our stories to Facebook, Twitter and the rest. As, in fact, we do ourselves, and for the same reason: because we know it benefits us. Because we need the platforms, far more than they need us.  And yet they do not charge us for this service. They do it for free, even though we make money off it and they, for the most part, don’t ».

Et puis, il y a la question de la gratuité. Tous les journaux n’ont pas opté pour la gratuité, mais plusieurs ont fait ce choix — une erreur historique pour certains, dont je soupçonne qu’ils la regrettent amèrement. Il y a plusieurs années, j’ai entendu l’éditeur de La Presse, Guy Crevier, dans un colloque tenu à l’Université Concordia, expliquer que seuls les médias « de niche » allaient pouvoir demeurer payants. Les médias de niche comme le New York Times, le Washington Post, le Globe and MailLe MondeLibération et Le Devoir, j’imagine.

« Le projet de loi C-18 est une victoire pour nous, parce que cela va forcer Google et Meta à négocier la « juste valeur marchande » » des contenus journalistiques publiés sur leurs réseaux » aurait déclaré Pierre-Elliott Levasseur, l’actuel président de La Presse[4]. La juste valeur marchande des contenus journalistiques ? Mais en optant pour la gratuité, La Presse a déjà conclu que la juste valeur marchande de son produit était… zéro. Car pour les médias gratuits, c’est bien de cela qu’il s’agit : ils voudraient que les « géants numériques » paient, non pas pour publier, mais pour ne pas s’objecter à ce que des tiers partagent gratuitement des contenus qui sont distribués gratuitement par eux, les médias, qui encouragent formellement le partage gratuit à grande échelle. Comme dirait Boris Vian, il y a quelque chose qui cloche là-dedans.

Pendant ce temps, on ne discute pas du vrai problème de société qui se cache derrière tout ça, à savoir qu’au final, ce n’est qu’une petite partie de la population qui s’intéresse véritablement aux affaires publiques, et parmi ces personnes, c’est encore une minorité qui est prête à payer pour avoir accès à un journalisme plus étoffé et à mettre le temps nécessaire pour se faire une tête sur les enjeux importants. En parallèle, c’est vrai, pas mal de monde « s’informe » sur les réseaux sociaux. Malheureusement. Car si un danger se profile à l’horizon pour la démocratie, c’est plutôt de ce côté qu’il faut chercher. Vu la quantité d’âneries, d’insignifiances et de jappements qu’on y trouve, il me semble que les entreprises de presse devraient s’enfuir de ce souk à toutes jambes, pour justement marquer leur différence.

Le déclin des journaux a commencé dans les années soixante, avec la montée en puissance de la télévision. À l’époque, toutes les grandes villes d’Amérique du Nord comptaient de nombreux journaux quotidiens, tous payants. Et ils étaient très rentables. Mais la télévision, un média passif, moins exigeant, et surtout « gratuit », a vite donné à pas mal de monde ne serait-ce que « l’impression » d’être informé. Les décennies suivantes ont vu une quantité colossale de journaux disparaître ou s’amincir, puis devenir de petites choses distribuées gratuitement dans le métro. Jusqu’à la détonation internet, il y a maintenant un quart de siècle, qui a fait en sorte que les annonces classées et les beaux jours de la publicité, principales béquilles financières de la presse écrite depuis deux siècles, ne sont plus pour les journaux qu’un vague souvenir.

Cette « impression d’être informé » est plus forte que jamais. Si tant de répondants à tant de sondages disent qu’ils s’informent d’abord et avant tout sur « Facebook », c’est simplement que voir passer quelques « nouvelles » sur leur téléphone, en attendant l’autobus, leur suffit. C’est aussi, tout simplement, parce que les entreprises de presse elles-mêmes les incitent à s’informer de cette façon.

Le « modèle d’affaires » des journaux a reposé pendant 200 ans sur la publicité, et ce modèle est cassé, on le sait depuis au moins 15 ans, voire plus. Les médias n’ont pas trouvé de solution structurelle pérenne. La mendicité a des limites. Mais à leur décharge, ce n’est pas facile. On sympathise, le défi est réel. Mais les cris d’hystérie de certains, ces dernières semaines, inspirés par la possibilité que les « géants » bloquent les nouvelles sur leurs plateformes, tiennent de la plus pure démagogie. Ils sont aussi, et surtout, révélateurs, puisque les médias qui entonnent le cantique de la démocratie en danger se trouvent à reconnaître leur dépendance envers les plateformes et leur impuissance à attirer des clients par leurs propres moyens.

Il y a suffisamment de mal à dire des « réseaux sociaux », qui à certains égards représentent un fléau, et il y a suffisamment d’enjeux à prendre en mains, pour ne pas se laisser distraire par les C-18. En attendant, les nouvelles sont toujours disponibles sur Google. Y compris : « Une vache interrompt la circulation sur une autoroute », « Pénurie de nains de jardin au Royaume-Uni » et « Une californienne traite son cochon de compagnie comme son enfant ». Vous voyez ? La démocratie n’est pas en danger.

© Michel Lemay


[1] Gardner, S. Bill C-18 is Bad for Journalism and Bad for Canada, Max Bell School of Public Policy, McGill University, 12 octobre 2022.

[2] Saulnier, A. Les Barbares numériques, écosociété, 2022, p. 160.

[3] Coyne, A. The best thing the government could do to save the media is stop trying to save the media, The Globe and Mail, 22 juin 2023.

[4] Prévost, H. Médias : la « victoire » de l’adoption de C-18 et le « pied de nez » de Meta, Radio-Canada, 23 juin 2023.