C’est fou tout ce qu’on trouve sous le tapis

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Le 17 décembre 2020, une douzaine de journalistes chevronnés du New York Times ont confronté la hiérarchie, l’accusant d’avoir laissé passer du matériel manifestement douteux et d’avoir ignoré des avertissements qui auraient pu éviter un autre désastre. Certains d’entre eux ont ensuite vidé leur sac auprès d’un chroniqueur du Washington Post, qui a promptement publié un compte-rendu de la séance de lavage de linge sale. Le point de départ : « Caliphate ».

Le 19 avril 2018 était diffusé le premier épisode d’un podcast qui allait en compter une douzaine. « Caliphate » s’appuyait largement sur le témoignage de Shehroze Chaudhry, qui était apparemment en contact depuis 2016 avec la journaliste-vedette Rukmini Callimachi. Sous le nom de guerre de Abu Huzayfah, Chaudhry posait à l’ex-membre de l’État islamique et décrivait, entre autres, comment il avait, en Syrie, procédé personnellement à diverses exécutions sanglantes. La réalité était moins spectaculaire. Chaudhry, 26 ans, travaille dans un restaurant de kebab à Oakville, en Ontario, et il n’a probablement jamais mis les pieds en Syrie.

Le 25 septembre 2020, les autorités canadiennes ont annoncé l’arrestation de Chaudhry pour affabulation terroriste. La réaction épidermique du Times fut alors de prétendre que tous les épisodes de la série avaient évoqué une certaine « incertitude » à son sujet, comme si c’était rassurant : « Uncertainty about Abu Huzayfah’s story is central to every episode of Caliphate that featured him […] [the series is] responsible journalism that helped listeners understand the power and pull of extremism ».[1]

Le New York Times a néanmoins lancé une enquête interne, comme il l’avait fait dans le passé, dans l’affaire Jayson Blair, et comme la plupart des médias ne le font pas. Une douzaine de journalistes ont contribué et les résultats ont été rendus publics.

Les conclusions ont été publiées le 18 décembre : « A Canadian’s gruesome account as an Islamic State executioner in Syria, which was the subject of the “Caliphate” podcast by The New York Times, was fabricated, officials say. A Times review found no corroboration of his claim to have committed atrocities […] The review established a timeline of his movements, which did not rule out the possibility that Mr. Chaudhry went to Syria within a narrow window of a few weeks. But it also identified a history of misrepresentations by Mr. Chaudhry—including using pictures of fighters in Syria that were available on the internet and passing them off as his own to portray himself as an ISIS member—that casts ample doubt on his claims. Indeed, the review found no independent corroboration of Mr. Chaudhry’s participation in the atrocities he claims to have committed in the “Caliphate” podcast ».[2]

Dean Baquet, rédacteur en chef du Times, a déclaré : « This guy, we now believe, was a con artist, who made up most if not all that he told us ».[3] Le 20 décembre, le New York Times a ajouté une mise au point à son matériel et présenté des excuses.

Selon l’interprétation sommaire de certains médias, le quotidien a été « victime » d’un fabulateur. C’est court.

En fait, des doutes au sujet de la source avaient surgi tôt dans le processus et ont été sans effet. En mars 2018, peu avant la diffusion, Derek H. Flood, un journaliste basé en Syrie, a été embauché en vitesse par Callimachi pour vérifier l’histoire de Huzayfah. Cette démarche de dernière minute avait été exigée par la hiérarchie, qui estimait, à la lecture du script, que le reportage dépendait trop largement de la crédibilité du seul témoignage d’un Canadien dont les prétentions n’étaient pas corroborées. Flood, et d’autres journalistes, n’ont trouvé personne ayant jamais entendu parler de Abu Huzayfah. La série est allée de l’avant malgré tout.

Dès sa sortie, « Caliphate » a fait beaucoup de bruit, notamment au Parlement canadien, sur le thème de l’ex-terroriste qui se promène sans être inquiété. Slate a résumé les choses ainsi : « It is not an exaggeration to say that the Huzayfah case—the podcast, and also the notion that individuals who had carried out executions for ISIS could make it back to Canada and evade criminal prosecution—profoundly influenced the policy debate about whether to repatriate the men, women, and children in Kurdish custody. To date, Canada has refused to return a single person from northeastern Syria, not even a 5-year-old orphan girl named Amira. No other liberal democracy can match Canada’s abysmal record on this issue ». Aux États-Unis, Sebastian Gorka, un conseiller de Trump, s’est appuyé sur le travail de Callimachi pour prédire une vague d’attaques dans le pays[4].

Les projecteurs se sont braqués sur la série. Le 11 mai, « Huzayfah », qui commençait peut-être à sentir la soupe chaude, a déclaré à la CBC qu’il n’avait jamais tué personne et qu’il était prêt à passer au détecteur de mensonges, mais il continuait de prétendre qu’il avait séjourné en Syrie et été témoin d’atrocités (en fait, dès septembre 2017, Chaudhry aurait déclaré à Global News[5] qu’il n’avait jamais tué personne).

Le bateau commençant à prendre l’eau, il fallait construire un radeau. Le 24 mai, le Times a ajouté un épisode à sa série, lequel évoquait tout à coup des doutes au sujet de son personnage principal. Callimachi y signale : « [I went] over my notes and documents with fresh eyes and noticed stamps in Mr. Chaudhry’s passport suggesting he had misled [me] concerning his whereabouts at certain times. It was at that point that I felt a sinking feeling in my stomach” ».[6]

La mise au point publiée le 20 décembre ne laisse pas de doutes. Les problèmes avaient été visibles, et vus, dès le début : « During the course of reporting for the series, The Times discovered significant falsehoods and other discrepancies in Huzayfah’s story. The Times took a number of steps, including seeking confirmation of details from intelligence officials in the United States, to find independent evidence of Huzayfah’s story. The decision was made to proceed with the project but to include an episode, Chapter 6, devoted to exploring major discrepancies and highlighting the fact-checking process that sought to verify key elements of the narrative ».

Callimachi est passée au New York Times en 2014. Au fil des années plusieurs de ses histoires ont soulevé des questions, soit de collègues, soit d’experts, et celles-ci ont été généralement balayées sous le tapis, expliquant la frustration à l’interne. À la suite de l’enquête de l’automne dernier, deux autres articles ont fait l’objet de corrections. Karam Shoumali, journaliste syrien qui a travaillé pour le Times de 2012 à 2019, a déclaré : « I worked for so many reporters, and we were seeking facts. With Rukmini, it felt like the story was pre-reported in her head and she was looking for someone to tell her what she already believed, what she thought would be a great story »[7].

Cette affaire se résume facilement. De l’information a été publiée qui n’avait pas été adéquatement vérifiée, ni corroborée, ce qui est le coeur de métier. Une journaliste s’est entichée d’une source au point d’avoir en elle une confiance aveugle. Et la hiérarchie n’a pas fait son travail de supervision correctement, n’a pas posé les questions essentielles. Encore une fois, un média est tombé dans le piège de « l’histoire trop belle pour être vraie ». Rien que de très banal.

« From the outset, “Caliphate” should have had the regular participation of an editor experienced in the subject matter. In addition, The Times should have pressed harder to verify Mr. Chaudhry’s claims before deciding to place so much emphasis on one individual’s account. For example, reporters and editors could have vetted more thoroughly materials Mr. Chaudhry provided for evidence that he had traveled to Syria to join the Islamic State […] It is also clear that elements of the original fact-checking process were not sufficiently rigorous » dit le New York Times.

Dans ses mémoires, Katharine Graham, du Washington Post, évoque la célèbre affaire de la fabricatrice Janet Cooke. Son diagnostic s’applique ici : « At almost no point was Cooke asked hard questions about what she was reporting […] The editors all relied on each other, so that the story had gone from desk to desk until it eventually ended up on the front page ».

Un véritable journaliste d’enquête recherche activement et avec autant d’intensité des documents, des faits, des témoignages susceptibles de valider ou d’invalider son hypothèse de départ. Il se demande sincèrement si d’autres explications sont possibles, dans ce qui devient une lutte personnelle, intime même, contre le biais de confirmation. Il examine « tous les côtés de l’histoire », comme le disent tant de manuels de journalisme, parce qu’il a compris que les contours d’une affaire, après avoir été palpés de l’intérieur, doivent l’être de l’extérieur, pour vérifier si on arrive alors au même résultat. S’il n’y a pas concordance, c’est qu’il subsiste des poches d’incertitude dont il faut venir à bout. Ce qui l’amène, par exemple, à se méfier de toutes les sources, sans égard à la sympathie qu’il peut éprouver pour elles, et surtout sans égard au fait que leurs témoignages sont confirmatoires. Il exige des preuves de ce qu’elles avancent. Il leur cherche des motifs, il joue l’incrédule. Il ne crie pas victoire dès qu’il a trouvé deux ou trois choses qui appuient l’hypothèse de départ.

« A really good piece of journalism not only chews on the stuff that supports the story—it chews on the stuff that refutes the story. And in the end, good journalism comes from some sort of internal debate over whether or not the stuff that supports the story is more powerful than the stuff that refutes the story. I think this is one of those cases where I think we just didn’t listen hard enough to the stuff that challenged the story. And to the signs that maybe our story wasn’t as strong as we thought it was,” dit Dean Baquet.[8]

Au Washington Post, Erik Wemple a couvert abondamment l’affaire. Wemple est un chroniqueur, il fait avant tout dans l’opinion. Mais c’est aussi, manifestement, un reporteur. Il ne s’en est pas tenu à pontifier, il a démontré que les problèmes avaient été visibles dès le début, il a démonté la mécanique avec finesse et il n’a pas lâché le morceau. Ses textes sont à lire. Tout aussi frappant, le travail de Ben Smith, chroniqueur média au New York Times. Si vous ne lisez qu’un texte sur l’affaire Callimachi, lisez « An Arrest in Canada Casts a Shadow on a New York Times Star, and the The Times ». Dans cette enquête interne, Smith s’appuie sur plus de deux douzaines de sources au Times et met sur le gril le patron de son patron, et le patron du patron de son patron. Comme le faisait d’ailleurs Margaret Sullivan, l’ancienne ombudsman du Times de 2012 à 2016. Pas banal.

Ce type de journalisme (Wemple, Smith) est très rare au Canada, du moins à ma connaissance (si vous avez des exemples, je suis preneur). Il y a bien eu l’affaire Bugingo, en 2015, mais cette enquête a bien failli finir dans la corbeille à papier, comme je l’ai évoqué ici, à l’époque. Nos médias n’enquêtent pas sur leur propre journalisme, ni sur celui de leurs concurrents.

On ne sait pas ce qui se cache sous le tapis.

© Michel Lemay

SOURCES

Amarasingam, A. et West, L. The Man Who Cried ISIS? Slate, 28 septembre 2020.

Graham, K. Personal History. Vintage Books, 1998.

Lancaster, J. et Harris, K. Former jihadi retracts his detailed account of killings in New York Times podcast. CBC News, 11 mai 2018.

MacDonald, B., Kapelos, V. et Baksh, N. Canadian ISIS fighter at heart of NYT podcast says RCMP gave him a lie detector test. CBC News, 18 mai 2018.

Mazzetti, M., Austen, I., Bowley, G. et Browne, M.  A Riveting ISIS Story in a Times Podcast, Falls Apart. New York Times, 18 décembre 2020.

‘Caliphate’, New York Times, Editors’Note, 18 décembre 2020.

Smith, B. An Arrest in Canada Casts a Shadow on a New York Times Star, and the Times. New York Times, 11 octobre 2020, mis à jour le 18 décembre 2020.

Tracy, M., Robertson, K. et Hsu, T. New York Times Says ‘Caliphate’ Podcast Fell Short of Standards. New York Times, 18 décembre 2020.

Wemple, E. Subject of NYT ‘Caliphate’ podcast series charged with perpetrating a hoax. Washington Post, 28 septembre 2020.

Wemple, E. Rukmini Callimachi’s reporting troubles. Washington Post, 30 septembre 2020.

Wemple, E. The New York Times has its hands full with review of ‘Caliphate.’ Washington Post, 9 octobre 2020.

Wemple, E. What will the New York Times do about ‘Caliphate’? Washington Post, 18 novembre 2020.

Wemple, E. New York Times retracts central episodes of ‘Caliphate’ podcast series. Washington Post, 18 décembre 2020.

Wemple, E. The ‘Caliphate’ retraction won’t end the New York Times’s woes. Washington Post, 20 décembre 2020.

[1] Voir Wemple, 30 septembre.

[2] Voir Mazzetti.

[3] Voir Tracy.

[4] Voir Smith.

[5] Voir Wemple, 9 octobre.

[6] Voir Tracy.

[7] Voir Smith.

[8] Voir Tracy.