Subway et Marketplace : affaire à suivre

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La chaîne de restauration rapide Subway pourra finalement poursuivre en diffamation l’émission d’enquête Marketplace, de la CBC, à qui elle entend réclamer plus de 200 millions de dollars. Le 18 janvier dernier, la Cour d’appel de l’Ontario a renversé la décision d’un premier juge, qui avait estimé qu’il s’agissait d’une poursuite-bâillon et plutôt condamné Subway à payer 500 000 $ à la CBC. Selon Marketplace, le poulet qu’on trouve dans les sandwiches de Subway « pourrait » être composé à près de 50 % de protéines de soya, ce que l’entreprise nie vigoureusement. La cause pourra donc aller de l’avant. En parallèle, au Québec, un recours collectif a été autorisé, au nom de tous ceux qui ont acheté un sandwich au poulet chez Subway entre 2014 et 2017.

Le reportage en cause a été diffusé le 24 février 2017. Marketplace s’appuyait sur des analyses menées par un laboratoire attaché à l’Université Trent, qui étaient erronées si Subway a raison. L’entreprise insiste que son poulet est bien du poulet, et que son contenu en soya est au maximum de 1 %.

Ce qui ajoute à l’intérêt de cette affaire, c’est que Marketplace a démontré par le passé sa capacité de se rétracter. En novembre 2015, l’émission a erronément affirmé qu’un supplément fabriqué par Pfizer ne contenait que le tiers de la vitamine C qu’il était censé contenir. L’affirmation reposait sur une analyse de laboratoire fautive. Marketplace a rétracté le matériel, blâmé le laboratoire, présenté des excuses et fourni des explications en janvier 2016[1]. On a aussi assuré le public que l’émission allait revoir ses protocoles en matière de tests.

Dans le dossier Subway, la CBC pourrait se prévaloir de la défense de communication responsable, telle que définie par la Cour suprême en 2009. Le cas échéant, il s’agira pour elle de démontrer que le sujet était d’intérêt public (il n’y a guère de doute que c’était le cas) et qu’elle a procédé de manière « responsable », en respectant les règles de l’art. Et que donc s’il y a eu erreur, c’était une erreur de bonne foi. La doctrine est à l’effet qu’on ne peut pas exiger une perfection absolue de la part de la presse. Celle-ci a des obligations de moyens, pas de résultat.

La fameuse défense de communication responsable a suscité un très grand enthousiasme dans les médias lorsqu’elle est apparue en 2009. Ils y ont vu une avancée majeure en matière de liberté de presse, en procurant aux journalistes une protection efficace contre les poursuites frivoles ou abusives. C’est sans doute exact, mais un tribut, me semble-t-il, a été payé. La Cour, pour définir le concept, a énuméré une série de critères qu’un juge peut examiner pour déterminer si la communication a été faite de manière responsable. La liste est longue, elle ouvre toutes sortes de portes, et elle n’est même pas exhaustive :

Une communication serait responsable lorsque « le diffuseur s’est efforcé avec diligence de vérifier les allégations, compte tenu des facteurs suivants : la gravité de l’allégation; l’importance de la question pour le public; l’urgence de la question; la nature et la fiabilité des sources; la question de savoir si l’on a demandé et rapporté fidèlement la version des faits du demandeur; la question de savoir si l’inclusion de l’énoncé diffamatoire était justifiable; la question de savoir si l’intérêt public de l’énoncé diffamatoire réside dans l’existence même de l’énoncé, et non dans sa véracité (relation de propos); toute autre considération pertinente[2] ».

La plupart de ces critères sont subjectifs, et la référence à toute autre considération pertinente permet au juge d’embrasser large et de considérer des éléments de contexte et de ton, par exemple.

Ces critères ont aussi en commun de nous amener directement sur le terrain de la déontologie journalistique et de la marge de manoeuvre éditoriale. Qu’arrivera-t-il le jour où un juge s’appuiera sur le « ton » d’un reportage pour le condamner ? Je ne serais pas surpris qu’ici et là on ait mis de côté quelques vieilles chemises qui pourront être déchirées à peu de frais lorsque le besoin se présentera.

La récente décision de la Cour d’appel, dans l’affaire Subway, permet en tout cas d’identifier quelques-uns des éléments du dossier qui feront débat lors du procès, et de les examiner à la lumière des paramètres de la communication responsable.

Le juge[3] s’est par exemple demandé pourquoi Marketplace avait fait appel à un laboratoire qui n’était pas certifié pour faire ce genre d’analyses d’ADN, et qui n’en avait jamais fait.

Il a aussi fait ressortir qu’un expert, en provenance d’une autre institution, à qui Marketplace avait demandé son aide, a exprimé des préoccupations avant que le laboratoire commence les tests et après la livraison des résultats préliminaires[4].

La « diligence » a-t-elle été rendez-vous ?

Quant à l’entreprise, sa position, exprimée avant la diffusion, était très ferme :

« SUBWAY Canada cannot confirm the veracity of the results of the lab testing you had conducted. However, we are concerned by the alleged findings you cite with respect to the proportion of soy content. Our chicken strips and oven roasted chicken contain 1% or less of soy protein. We use this ingredient in these products as a means to help stabilize the texture and moisture. All of our chicken items are made from 100% white meat chicken which is marinated, oven roasted and grilled. Finally, all of our chicken items (and every item on our menu, for that matter) are inspected by the Canadian Food Inspection Agency, and all of our offerings meet or exceed CFIA standards. The same holds true for all Canadian and U.S. labelling requirements ».

Il est permis de croire que des doutes persistaient au moment d’aller en ondes, car les journalistes ont fait preuve de prudence en livrant leurs conclusions au conditionnel : «Our DNA test shows Subway’s strips and oven roasted chicken could be only about 50% chicken. And guess what? The rest, mostly soy».

La version web signalait : «DNA tests show Subway sandwiches could contain just 50% chicken. […] A DNA analysis of the poultry in several popular grilled chicken sandwiches and wraps found at least one fast food restaurant isn’t serving up nearly as much of the key ingredient as people may think. […] Looks like chicken. Tastes like chicken. But is it really all chicken?»

L’utilisation du conditionnel et la forme interrogative me posent toujours un certain problème. Je ne doute pas que ce temps de verbe et cette formulation puissent se justifier dans certaines circonstances, mais ils s’accommodent très mal avec les principes du journalisme d’enquête. Le conditionnel nous transporte dans le monde de la spéculation, de l’insinuation et des rumeurs, il peut donner naissance à des légendes urbaines. Il permet aussi d’éloigner les critiques, qui se retrouvent en somme dans la posture de devoir prouver une proposition négative, ce qui est impossible[5]. Il permet, enfin, de prétendre avoir respecté l’exigence d’exactitude, puisque stricto sensu rien de faux n’a été affirmé.

Même les Normes et pratiques journalistiques de CBC/Radio-Canada, qui ne sont pas spécialement strictes, osent une certaine fermeté en signalant, au sujet du journalisme d’enquête :

« Le journalisme d’enquête est un genre particulier qui peut mener à des conclusions et, parfois, à des jugements sévères. Une enquête journalistique s’appuie généralement sur une prémisse, mais nous ne diffusons jamais le résultat d’une enquête avant d’avoir suffisamment de faits et d’éléments de preuve pour nous permettre de tirer des conclusions et de porter des jugements »[6].

Autre élément soulevé par le juge, l’urgence de publier. Y avait-il péril en la demeure ? Était-il vital d’alerter le public sur le contenu du sandwich, alors que des doutes subsistaient ? N’aurait-il pas été plus avantageux pour tout le monde de tirer d’abord l’affaire au clair ?

Le reportage a fait des vagues. L’histoire a été reprise par USA Today, le New York Post, Breitbart News… et Saturday Night Live. Il fallait s’y attendre, étant donné la notoriété de la chaîne.

Je ne m’aventurerai pas à prédire l’issue, ni ne m’étendrai sur la question du poulet et du soya. Mais une semaine après la diffusion, le 1er mars 2017, l’expert indépendant retenu par la CBC lui a déclaré ceci :

«I do want to come back to this issue of processing. If, for some reason, their chicken has experienced heavy processing that degrades DNA while the soy has not, it will make the soy seem over-represented. Unless manufacturers are willing to allow us to test ingredients at different points along the production process to determine whether and to what extent, that DNA may be degraded, it becomes challenging to extrapolate DNA ratios to ingredient mass ratios. So, to comfortably say their claim of 1% or less soy is ‘unreasonable’ without knowledge of the manufacturing process might be overstepping what we can say from the data».

Affaire à suivre, qui pourrait bien se retrouver en Cour suprême.

© Michel Lemay

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=bchTVADcP3I

[2] Grant v. Torstar Corp. 2009 CSC 61

[3] Subway Franchise Systems of Canada, Inc. v. Canadian Broadcasting Corp. Court of Appeal for Ontario C67852.

[4] Voir le jugement alinéa 68c.

[5] Il serait impossible de « prouver » que le poulet ne pourrait pas avoir été remplacé par du soya.

[6] Investigative journalism is a specific genre of reporting which can lead to conclusions and, in some cases, strong editorial judgments. A journalistic investigation is usually based on a premise but we do not broadcast an investigative report until we have ensured that the facts and evidence support the conclusions and judgments.