Contexte : quel avenir pour les conseils de presse ?

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Je suis resté sur ma faim en lisant une entrevue avec la présidente sortante du Conseil de presse, Paule Beaugrand-Champagne[1], publiée dans la section « contexte » de La Presse. Pourtant, les temps sont durs pour les conseils de presse, ici et ailleurs, et il y a beaucoup à en dire. Les temps sont durs, en fait, pour tous ceux qui, comme Mme Beaugrand-Champagne, ont « la passion de l’information bien faite ».

Selon Mme Beaugrand-Champagne, les 684 plaintes reçues l’an dernier par le Conseil, par rapport aux 111 reçues en 2010, sont le signe que le mandat de l’organisme « est mieux compris ». En fait, en 2021, ce sont 248 « dossiers » qui ont été signalés au Conseil (chacun d’eux pouvant faire l’objet de plusieurs plaintes). La majorité de ces dossiers n’ont même pas été examinés par le comité des plaintes, ayant été d’emblée jugés irrecevables. Le comité des plaintes a rendu 77 décisions, dont 50 à l’effet de rejeter la plainte ou de la juger irrecevable. Bref, bilan de 2021 : 27 plaintes retenues, parfois partiellement.

Il y aurait eu beaucoup à dire, me semble-t-il, sur la relation des médias avec les conseils de presse. Au Québec, bien sûr, il y a le cas de Québecor, qui refuse ouvertement de reconnaître le Conseil, et le poursuit, ce qui est évoqué en passant dans La Presse. Mais le problème est plus profond et semble structurel, du moins on peut aisément en avoir l’impression : les entreprises ont beaucoup de mal avec le principe de tribunal d’honneur et ne maintiennent le Conseil en vie que pour la galerie. En 2018, j’ai montré ici même comment Radio-Canada, avec l’appui apparent et tacite d’autres médias, avait réussi à faire modifier le processus de traitement des plaintes pour qu’il penche en faveur de la presse, soit plus rébarbatif et gagne en inefficacité (il faut 14 mois pour obtenir une décision du Conseil, si du moins votre plainte a survécu au processus de recevabilité, et si le dossier est complexe, vos chances de gagner sont faibles).

Mince consolation, ce qu’on constate au Québec n’a rien d’exceptionnel. Au Canada, notre nouveau conseil national des médias n’a pas la stature nécessaire pour imposer ses politiques, j’en fais la démonstration dans mon plus récent livre. Au Royaume-Uni, en 2012, une enquête approfondie du monde de l’information a montré comment le conseil de presse (la Press Complaints Commission, qui n’existe plus) avait été noyauté par les médias et détourné de sa mission. La principale recommandation du juge Leveson, qui a mené l’exercice, a été d’une extrême simplicité : il faut sortir les médias des conseils de presse. Dix ans plus tard, dans la grande presse britannique, ça ne fonctionne toujours pas.

En France, un Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) a été mis sur pied en décembre 2019. Mais l’affaire est loin d’être dans le sac. Des médias majeurs, dont Le MondeLe Figaro, Mediapart, Les Échos, l’Agence France-Presse, L’Obs, L’Express, Le Point et TF1 refusent de le reconnaître. Les opposants invoquent toute une série d’arguments aussi fallacieux et spécieux les uns que les autres, à commencer par le risque d’une « tutelle liberticide de l’État ». Rengaine connue. Ce n’est ni la première fois ni la dernière que la « corporation de l’information » sert l’argument usé de la menace à la liberté de presse dès qu’il est question de reddition de comptes.

Les journalistes français eux-mêmes, dans une large mesure, ont exprimé leur rejet catégorique du principe même de l’autorégulation. Dans une lettre ouverte, les sociétés de rédacteurs d’une vingtaine de médias majeurs ont tout simplement déclaré « qu’il appartient aux citoyens de saisir les instances existantes, notamment la justice, quand ils estiment qu’il y a faute ou dérapage. […] Ce sont les lecteurs qui jugent les journalistes, pas les journalistes qui se jugent entre eux. » « Le pire service à rendre aux médias aujourd’hui serait de les contraindre à se plier à une norme artificielle de déontologie », ont-ils également écrit, crachant sur leurs propres normes professionnelles et sur le principe du jugement par les pairs, et envoyant hypocritement promener le public, qui ne peut évidemment pas aller se plaindre au tribunal qu’on lui raconte des sornettes. Une exigence, en somme, de liberté quasi absolue, typique de l’approche libertarienne.

Le CDJM prend donc son envol dans un climat qui n’est pas propice, mais en plus la structure qui a été adoptée pour lui n’est pas prometteuse. Comme au Québec, on s’est appuyé sur le principe du tripartisme, à savoir une participation des journalistes, des médias et du public, réunis dans trois « collèges » qui se partagent à parts égales un conseil d’administration de 30 membres. Les plaintes sont traitées par un comité lui aussi tripartite, qui compte « au moins un membre de chaque collège ». Aussi bien dans la structure de direction que dans le traitement des plaintes, l’industrie de l’information est toujours en majorité. L’expérience du Québec, mais aussi la rapidité avec laquelle les journalistes français ont fait front commun avec leurs patrons, montrent qu’il faut craindre un puissant biais corporatiste.

Au 20 juin 2021, le CDJM avait reçu 423 plaintes au sujet de 179 actes journalistiques. Près d’une centaine n’ont pas été jugées recevables. À cette date, le Conseil avait publié 34 décisions, dont 21 donnaient raison, en tout ou en partie, aux plaignants. Mais ressort surtout d’un examen de ce matériel un mépris flagrant pour la nouvelle institution. La vaste majorité des 24 médias interpellés n’ont même pas pris la peine de répondre au Conseil lorsque celui-ci les a informés d’une plainte à leur endroit et invités à présenter une réfutation ou un commentaire. Ce fut le cas du magazine Le Point, du Journal du dimanche, de BFMTV, de HuffPost, de Paris Match, de France 24, de France Info et de CNews. Certains ont répondu, mais pour s’assurer que le CDJM comprenne bien qu’il dérangeLa Chaîne de l’Info (LCI) a ainsi expliqué qu’elle devait déjà rendre des comptes au Conseil supérieur de l’audiovisuel et à un comité interne du groupe TF1, que c’était suffisant, et qu’elle allait rester vigilante « sur la manière dont le CDJM poursuivra ses démarches à l’avenir ». Rebuffade plus sèche encore, celle de Valeurs actuelles, qui adopte la posture de Québecor : « [Nous ne reconnaissons] aucune légitimité au CDJM. Celui-ci n’a aucun droit, aucune prérogative pour s’auto-saisir de quoi que ce soit en ce qui nous concerne. Notre groupe relève du droit français, et notamment de la loi de 1881 [sur la liberté de la presse]. Seuls les tribunaux français sont légitimes. » On peut donc apparemment conclure, dans ce dernier cas, que le média ne ressent aucune obligation autre que légaliste et dédaigne toute charte professionnelle invoquant des principes éthiques et faisant la promotion d’une information exacte et équitable[2].

Comme je l’écris dans mon livre « il faut revoir entièrement la structure, les prérogatives et le financement des conseils de presse. Il faut en écarter d’urgence, et complètement, les médias, dont le bilan de fiduciaire est pitoyable. Il faut s’assurer qu’ils puissent compter sur de véritables experts en matière de déontologie. Il faut leur donner de véritables pouvoirs, notamment d’enquête et de sanction. Au Québec, un misérable million de dollars, et idéalement un deuxième, seraient suffisants pour donner au Conseil de presse son indépendance financière et de nouveaux moyens. Une bagatelle, compte tenu de ce qui est en jeu ».


[1] Collard, N. « Paule Beaugrand-Champagne, la passion de l’information bien faite », La Presse, 1er mai 2022.

[2] Ce passage sur la France est tiré de : Lemay, M. INTOX, journalisme d’enquête, désinformation et « cover-up », paru chez Québec Amérique en avril 2022.