D’une chose à l’autre: Smorgasbord estival

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Deux études ont eu droit ces jours derniers à quelques lignes dans les médias, sur le sujet délicat, mais en bonne voie d’épuisement, de la confiance du public envers la presse. La première, en provenance de l’Université Laval[1], a été qualifiée de « réconfortante » par des commentateurs quelque peu jovialistes[2], impressionnés que 67 % des « adultes québécois » fassent « assez [49 %] ou totalement [18 %] confiance » aux médias. Dix jours plus tard, selon une autre étude, on apprenait que la confiance était en chute libre, étant passée à 47 % chez les francophones et à 39 % chez les anglophones[3].

Selon une étude menée par la firme Abacus Data, plus de 40 % des Canadiens pensent que les guerres, les récessions et les élections sont contrôlées en secret par de petits groupes. Près de 20 % sont convaincus que les vaccins contre la COVID ont tué beaucoup de monde, et que cela nous a été caché. Et vous avez certainement entendu l’histoire de la puce que contiendrait les vaccins, pour contrôler votre comportement ? 11 % des Canadiens y croient dur comme fer, et 14 % de plus pensent que c’est possible.

De telles études font surface épisodiquement, et elles sont d’une utilité assez relative. D’une part, elles sont souvent non probabilistes, et malgré ce qu’en disent les médias qui en font état, extrapoler leurs résultats pour parler de la confiance des « Québécois » et des « Canadiens » demeure hasardeux. Dans bien des cas, on devrait se contenter de parler de la confiance des répondants, sans plus. Par ailleurs, le concept de « confiance » est assez subjectif, voire nébuleux, comme l’a expliqué Marc-François Bernier, expert en éthique, déontologie et sociologie du journalisme, dans un texte qu’on peut trouver ici et que je vous recommande. Et enfin, d’une fois à l’autre, les résultats se ressemblent et ne nous apprennent rien de neuf, sauf à s’émouvoir de variations de quelques points de pourcentage.

Les statistiques sur la confiance nous sont presque toujours présentées comme le signe évident d’un problème chez le public. Comme s’il coulait de source que les médias méritent une confiance aveugle, et qu’il faut déplorer que tout le monde ne l’ait pas encore compris. Je vois les choses différemment, et j’ai été content d’entendre le chroniqueur Konrad Yakabuski suggérer, à Midi Info (le 15 juin), que les médias faisaient peut-être partie du problème.

S’il y a quelque chose de réconfortant, dans l’étude de l’Université Laval citée plus haut, c’est que les trois quarts des répondants expriment des réserves à l’égard des médias, à des degrés divers[4]. Bref, un nombre substantiel de répondants ont gardé un minimum d’esprit critique. 

Les lecteurs du USA Today, en tout cas, ont pu constater le 16 juin dernier que la prudence est de mise. Le quotidien a annoncé le retrait de 23 articles après avoir découvert que la journaliste Gabriela Miranda avait inventé des sources et des citations à répétition. Le journal n’a fait cette découverte que parce qu’une tierce partie a demandé un rectificatif qui lui a mis la puce à l’oreille (ce n’est pas la même puce que celle qui est dans le vaccin, bien sûr, il s’agit ici de la puce auriculaire). Comme en 2004, lors du scandale Jack Kelley, ce ne sont pas les systèmes internes qui ont détecté le problème. La journaliste a démissionné. Sa carrière est évidemment compromise, mais elle rejoint un club où elle pourra trouver de l’aide.

« Making up sources, quotes or anecdotes is considered journalistic malpractice by most news organizations, and it typically leads to the offender’s dismissal. Most newspapers correct the record as USA Today has, alerting readers to problematic work » a écrit le Washington Post[5] au sujet de cette nouvelle affaire. Dans cet extrait, remarquez l’utilisation fort judicieuse du mot « most ». Dans certains médias, en effet, un fabricateur doué peut raisonnablement espérer être nommé employé du mois.

Et oui, une partie des nouvelles est inventée. Le plagiat et la fabrication sont, selon toute apparence, plus communs qu’on aimerait le croire. J’en ai parlé ici, dans ce blogue, et dans mes livres. Et je ne suis jamais arrivé à oublier cette citation d’un chroniqueur du Globe and Mail, qui en 2003 trouvait que le New York Times en faisait trop pour redresser l’affaire Jayson Blair : « Last month, news of Mr. Blair’s egregious fabrications and plagiarisms, chronicled in a four-page blowout in the May 11 Sunday New York Times, rocked the august publication to its foundations. No journalist who read the mammoth article could quite figure out why the Times had printed it ­[…] This wasn’t the first time a reporter had fabricated or plagiarized. Nor would it be the last. […] The truth is, plagiarism and fabrication occasionally happen, in good papers and in bad. But set against the staggering volume of news that goes into the world each day, they are exceedingly rare »[6].  « Exceedingly rare » ? Peut-être. Mais qu’en sait l’auteur ? Et qu’en savons-nous ? Qui a mesuré ça ? Jusqu’à preuve du contraire, c’est du « wishful  thinking ». Il n’est pas si difficile de déterrer des cas douteux, et j’évoque une trentaine de cas avérés et documentés dans INTOX.

Peut-être tous ces fabricateurs ont-ils des ambitions politiques et veulent-ils marcher dans les pas de Boris Johnson ? Johnson est un ancien journaliste qui n’aurait pas fait long feu dans un monde minimalement déontologique. Il a été congédié par le Times pour fabrication, et plus tard, correspondant à Bruxelles pour le Daily Telegraph, « il n’a pas hésité, avec l’approbation de sa rédaction en chef, à travestir la réalité, voire à inventer de toutes pièces des histoires, afin de donner de l’Europe l’image d’un monstre bureaucratique prenant les décisions les plus absurdes. On peut citer, parmi celles-ci, la police chargée de vérifier la courbure des bananes, la standardisation des cercueils, l’interdiction des cocktails de crevettes ». On se souvient encore de lui en Belgique comme le « bouffon » et l’inventeur de « l’Euromythe » [7].

La fabrication n’est que l’un des problèmes qui minent la qualité de l’information. Le phénomène du « jeu du téléphone », à savoir cette tendance à répéter machinalement ce qui provient d’un autre média, sans rien vérifier, puis à supprimer ce qui dépasse et à ajouter de la sauce locale au petit bonheur la chance, est plus prégnant. J’ai montré par exemple, toujours dans INTOX, comment une opération de propagande antivaccin avait fait son chemin dans les médias, grâce aux bons soins de l’Agence France-Presse. Radio-Canada, La Presse, Le Devoir, Le Journal de Montréal, et Libération sont tombés dans le panneau. Entre autres.[8]

Autre exemple, cette nouvelle qui a fait le tour du monde en décembre 2013, relatant que le sympathique leader nord-coréen Kim Jong-un avait exécuté son oncle, Jang Song-taek, en le faisant dévorer vivant par une meute de 120 chiens affamés. Ce n’était rien d’autre que la blague d’un satiriste chinois sur Facebook, reprise comme argent comptant par un des journaux les moins crédibles de Hong Kong, Wen Wei Po. Les membres de la fraternité internationale de l’information ont fait le reste, incluant NBC News, le New York Daily News, le London Evening Standard et une foule d’autres[9]. En France, Le Point y est allé d’une manchette en point d’interrogation (« L’oncle de Kim Jung-un (sic) tué par 120 chiens affamés ? »), a attribué la nouvelle à « la presse asiatique qui reprend un rapport chinois » et commencé le texte avec un rassurant : « L’information reste invérifiable ». Invérifiable, mais on va la publier quand même, même si notre travail, dans la vie, c’est de vérifier. On ne va quand même pas laisser passer ça.

Ces enjeux, et d’autres, ne soulèvent que peu d’attention chez les médias, qui sont non seulement peu portés sur l’introspection, mais qui, au Canada du moins, s’intéressent très peu à l’industrie de l’information. La presse enquête sur tout ce qui bouge, sauf sur elle-même. Vous ne lirez jamais dans nos journaux, par exemple, un article comme celui qu’a publié le New York Times le 18 juin dernier[10], qui traçait un bilan de la première année en poste de la nouvelle rédactrice en chef du Washington Post, qui fut tumultueuse. Un long article, basé sur les témoignages de deux douzaines de sources, qui exposait impudiquement un brouhaha interne chez le concurrent. Malheureusement, et je présume que Margaret Sullivan, nommée dans l’article, le déplorerait, la plupart des sources du Times étaient anonymes, leurs interventions tenaient de l’opinion, et elles étaient faites au pluriel (« many journalists », « some in the newsroom », « other workers », « some staff members », « many of the people »). Pas très impressionnant, mais cela réchauffera le coeur de Radio-Canada, où on adore les opinions en provenance de sources anonymes.

Bon, c’est l’été. On peut rire un peu. Pour en savoir plus sur ce qui a déclenché le « brouhaha » au Washington Post, je vous suggère de lire l’article du Times, mais vous pouvez aussi écouter la version de Bill Maher, qui est plutôt désopilante.

Si vous l’écoutez, vous verrez que Maher fait allusion en passant à l’affaire du Watergate, dans laquelle le Washington Post a joué un rôle de premier plan, et qui s’est mise en branle il y a tout juste 50 ans, en juin 1972. Comme on le sait, deux journalistes, Bob Woodward et Carl Bernstein, ont joué un rôle important, surtout au début de cette saga qui a duré plus de deux ans. Ceci dit, il existe de nombreuses « relectures » de leur contribution. Je signale notamment celle de Mark Feldstein (« Watergate revisited »), en 2004, et celle d’Alicia Shepard (« The Myth of Watergate, Woodward and Bernstein »), en 2007. Un ami (merci A.!) m’a également fait parvenir un récent texte de Max Holland que j’ai trouvé fort intéressant[11]. Holland fait notamment remarquer que W&B ont en quelque sorte trahi leur source, W. Mark Felt (Deep Throat) en révélant son existence dans leur livre, All the President’s Men, en 1974. Le point soulevé est intéressant. Felt intervenait en principe sur le mode du « deep background », un concept qui suppose que l’existence de la source n’est même pas mentionnée. À ma connaissance, les deux journalistes ont respecté ce principe dans leurs articles de l’époque. Mais pas dans le livre.

La Presse, c’est tout à son honneur, a créé une sous-section « médias » dans sa section « affaires ». On y trouve au premier chef un méli-mélo de dépêches internationales, surtout en provenance de l’AFP. On apprend ainsi ce qui se passe à CNN ou à la BBC, à travers les yeux d’un journaliste français. Ce n’est pas toujours inintéressant, mais pour le moment, cependant, on reste sur notre faim : on n’apprend pas grand-chose sur le journalisme et les médias canadiens. Il faut dire que ce n’est peut-être pas le but de la section en question, car certains choix de classement laissent perplexe.

Il y a quelques jours, la Cour suprême a refusé d’entendre l’appel d’un jugement rendu à l’encontre du journaliste Alain Gravel et de Radio-Canada. Le jugement unanime de la Cour d’appel a montré que le reportage en cause ne respectait pas les règles de l’art, et qu’il contrevenait même aux normes internes, les fameuses NPJ. Fidèle à la tradition, notre diffuseur public ne s’est pas précipité pour faire amende honorable, déclarant : « Radio-Canada est déçue du fait que la Cour suprême ait refusé de se saisir de cette question qui revêt une grande importance pour la pratique du journalisme d’enquête. Radio-Canada espérait que le plus haut tribunal du pays éclaircisse certains aspects du recours en diffamation au Québec, particulièrement en matière de journalisme d’enquête ».

L’article de La Presse sur cette affaire n’a pas été classé dans « médias », mais dans « justice et faits divers », où il voisine avec « un prêtre de 92 ans accusé d’attentat à la pudeur » et « meurtre en plein restaurant à Laval ».

Il y a quelques jours également, un journaliste britannique qui faisait son travail, Dom Phillips, a été lâchement assassiné en Amazonie, sans que s’émeuve le suave Jair Bolsonaro, qui avait presque l’air de s’en réjouir. La Pressene semble pas avoir assigné de reporteur à cette histoire aussi importante que tragique, se reposant essentiellement sur des dépêches de l’AFP qui elles aussi ne sont pas dans la section « médias ». Elles sont classées dans « international, Amérique latine » (si vous voulez en savoir plus sur la campagne de publicité d’Ikéa, dont il faut « saluer la créativité et la touche d’humour », un journaliste de La Presse s’est penché sur la question. C’est ici). Si l’histoire de Dom Phillips vous intéresse, et elle devrait, voir ici et ici, entre autres)[12].

Lorsque Jeff Fillion a « devancé » son départ, et que Joël LeBigot a « tiré sa révérence », la nouvelle a été classée dans la section « arts ». Même chose lorsque la Russie a expulsé deux journalistes de Radio-Canada, comme si Moscou venait de mettre fin à la tournée des Jérolas.

© Michel Lemay


[1] Actualités en ligne, réseaux sociaux et balados, Académie de la transformation numérique, Université Laval. https://api.transformation-numerique.ulaval.ca/storage/644/netendances-2021-actualites-en-ligne-reseaux-sociaux-et-balados.pdf

[2] Thériault, W. Deux tiers des Québécois font confiance aux médias traditionnels, La Presse, 3 juin 2022.

[3] Saint-Arnaud, P. (La Presse canadienne), Chute de la confiance des Canadiens envers les médias d’information, La Presse, 14 juin 2022. L’étude dont il est question le Digital News Report 2022 du Reuters Institute. https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/2022-06/Digital_News-Report_2022.pdf

[4] 18 % des gens disent avoir « totalement » confiance, 49 % « assez », 20 % « peu » et 5 % « pas du tout ».

[5] Barr, J. et Farhi, P. USA Today removes 23 articles, says reporter fabricated sources, Washington Post, 16 juin 2022.

[6] Den Tandt, M. Times’ atonement smacks of overkill, Globe and Mail, 6 juin 2003.

[7] Quatremer, J. « Boris Johnson à Bruxelles : un journaliste “bouffon” capable de tout », Libération, 22 juillet 2019. Voir aussi : Bland, A. « Boris Johnson says he feels guilty about his journalism », The Guardian, 23 février 2021 ;  Ce paragraphe est tiré de INTOX.

[8] Voir INTOX, p. 112s. https://www.lapresse.ca/sciences/medecine/201404/02/01-4753898-nouvelle-offensive-contre-le-gardasil.php; https://www.ledevoir.com/societe/sante/404393/vaccins-des-scientifiques-mettent-en-garde-contre-le-gardasil; https://www.journaldemontreal.com/2014/04/03/des-scientifiques-mettent-en-garde-contre-le-gardasil

[9] Kaiman, J. « Story about Kim Jong-un’s uncle being fed to dogs originated with satirist », The Guardian, 6 janvier 2014.

[10] Robertson, K. et Mullin, B. Infighting Overshadows Big Plans at The Washington Post, New York Times, 17 juin 2022.

[11] Holland, M. What the media gets wrong about Watergate, UnHerd, 17 juin 2022. https://unherd.com/2022/06/what-the-media-gets-wrong-about-watergate/?tl_inbound=1

[12] Voir entre autres : Schudel, M. Dom Phillips, journalist who chronicled Amazon deforestation, is dead at 57, Washington Post, 18 juin 2022; Downie, A. Dom Phillips knew risks but was committed to his work, sister says, The Guardian, 18 juin 2022.