Coup de Point

FacebookTwitterLinkedIn

Et voilà. Un scandale de fabrication de plus. Et pas un petit. Après USA Today il y a quelques jours, c’est Le Point, en France, qui enfile son cilice, après avoir retiré un papier publié le 22 juin dernier. « Tout était faux » a admis le magazine[1]. « Une affaire montée de toutes pièces : fausse victime, fausses preuves, fausse adresse, faux échanges »[2]. Au moins, c’est clair. Chez le concurrent Mediapart, on n’y est pas allé avec le dos de la main morte : « Le Point [est] un journal accro aux fausses infos… Un fiasco de plus pour la direction de la rédaction, qui a une fâcheuse tendance à publier ses informations sans les vérifier »[3].

L’objet du délit a malheureusement disparu (appel à tous ! quelqu’un peut me transmettre le texte en question ?), il faut donc en déduire la substance à partir de ce qui en a été dit.  Rien de compliqué. Le Point a « révélé » que deux députés de La France Insoumise, Alexis Corbière et son épouse Raquel Garrido, avaient exploité, « jour et nuit », une domestique d’origine algérienne « en situation irrégulière », à qui ils auraient promis des papiers. L’auteur, le journaliste d’enquête Aziz Zemouri, avait même mis la main sur des échanges de textos révélateurs. « Dans l’un d’eux, a expliqué Télérama, l’élue écrit que “Monsieur [Alexis Corbière] te donnera 150 euros pour la semaine, on verra le reste après ”. Emoji dépité de la jeune femme et réponse expéditive de sa patronne : “On te met un toit sur la tête, on te fait travailler donc soit t’es reconnaissante soir [sic] je prend [sic] quelqu’un d’autre maintenant” »[4].

À lire l’article, selon Corbière, « nous étions des esclavagistes, employant depuis près d’un an une personne en situation irrégulière, sous payée et traitée avec cruauté, afin de s’occuper, dans un appartement parisien, de nos enfants laissés à l’abandon. Tout était radicalement faux »[5].

Les deux élus ont réagi fortement, par voie de communiqué, le jour de la publication, puis judiciarisé l’affaire. L’article a été prestement retiré de la circulation. Le rédacteur en chef du Point, Étienne Gernelle, a présenté des excuses.

Plusieurs médias ont examiné le dossier. Il semble, quand on croise l’information qu’ils ont recueillie, que le couple Corbière-Garrido n’a rien vu venir, et n’a pas eu la possibilité de faire état de sa version des choses, et donc en l’occurrence de dénoncer la fausseté, avant publication[6]. Les principaux intéressés auraient été mis devant le fait accompli. Si c’est bien le cas, nous sommes devant un problème déontologique de dimension pharaonique. Vérifier, en recueillant le point de vue de la « cible », c’est le degré zéro du journalisme d’enquête. C’est la première chose qu’on apprend aux novices. Audi alteram partem les copains. 

C’est loin d’être un détail. Et comme je l’explique dans mon récent livre, la « cible » doit avoir le temps de réagir, et donc être contactée à l’avance, voire au tout début de l’enquête. Le journaliste doit lui faire part de ce qui se profile à l’horizon, en toute transparence, et écouter ce qu’elle a à dire, puis en tenir compte. Les médias anglo-saxons parlent de la « no-surprise rule » — je n’ai pas besoin de traduire, je suppose.

Je m’étonne de constater que les médias qui ont analysé le dossier ne se sont pas penchés sur cette question, car le cas échéant, si mon hypothèse est la bonne, d’autres têtes que celle du journaliste devraient rouler, et il y en a dans la salle qui devraient retourner sur les bancs d’école. 

Mes lecteurs ne seront pas étonnés d’apprendre, par ailleurs, que l’on s’est empressé de mettre en oeuvre une stratégie connue : blâmer les sources. « Ce fiasco est le résultat, entre autres, d’un enfumage à double détente. Enfumage externe, d’abord. Des personnes ont vraisemblablement cherché à vendre une fausse histoire pour jeter le discrédit sur Raquel Garrido et Alexis Corbière »[7] a déclaré la rédaction. Zemouri s’est lui aussi excusé, déclarant : « J’ai effectué des investigations complémentaires qui m’ont amené à constater des incohérences qui me permettent de penser que j’ai été victime d’une manipulation »[8]. Savourons la formule : le journaliste a « découvert » des « incohérences » en investiguant — après avoir publié — qui lui « permettent de penser » que toute l’affaire n’est pas sa faute. Pauvre homme. Allumons vite un lampion, nous avons un nouveau martyr de l’information.

Le coup du journaliste victime de ses sources, ça commence à bien faire. D’autres ont déjà essayé ce truc-là, qui est passablement éculé. Il faudrait arrêter de nous prendre pour des valises. Enquêter consiste à vérifier l’information et il ne faut jamais prendre ce que dit une source pour argent comptant. C’est le B-A, BA du métier. On ne peut pas accepter qu’un média publie n’importe quoi, au cas où ce serait vrai, en se disant qu’il rectifiera plus tard si jamais quelqu’un a le mauvais goût de prouver que ce n’est pas vrai. Ça ne fonctionne pas comme ça. Voilà en tout cas un autre signe que la hiérarchie dormait au gaz, et qu’il n’était pas bien difficile de « l’enfumer ». La société des rédacteurs du Point a d’ailleurs déclaré être « profondément affectée par le manquement aux règles élémentairesde déontologie journalistique »[9]. Il semble par ailleurs, selon Télérama, que la rédaction aurait jugé la nouvelle invérifiable, et donc renoncé à l’imprimer, mais décidé néanmoins de la mettre sur le web, « où les scoops du journaliste “génèrent du clic” ». Une logique implacable, qui va nous réconcilier avec le papier.

« L’enfumeur externe » qui serait « au coeur de l’affaire » serait un dénommé Noam Anouar, un fonctionnaire de la police nationale. Selon Le Point, Anouar aurait mené le journaliste sur « une piste qui s’est avérée fausse » et réussi à « berner le journal », possiblement en fabricant les textos incriminants, dont il est maintenant convenu qu’il s’agissait de faux. Anouar serait proche d’adversaires politiques du couple, ce qui pointerait dans la direction d’une machination politique[10].

Tout ça est bien joli, mais berner le journaliste et le magazine ne semble pas avoir été très difficile.

Zemouri aurait mené sa rédaction en bateau à plusieurs titres, ce qui n’est jamais bon signe. Le Point explique : « Embarqué par une source qu’il estimait fiable, notre collaborateur ne disposait en tout cas ni des pièces ni des éléments qu’il a prétendu, auprès de sa hiérarchie, détenir.  […] Le contrôle d’identité qui, selon Aziz Zemouri, avait constitué le point de départ de son “enquête” [apprécions les guillemets ironiques de la rédaction] ne peut être prouvé. Il n’avait pas en sa possession le procès-verbal de police dans lequel la fausse employée du couple Garrido-Corbière était censée avoir raconté son histoire. De même, les captures d’écran des SMS — dont on sait aujourd’hui qu’ils ne sont pas authentiques — prétendument échangés entre la fausse employée et Raquel Garrido n’ont pas été prises directement depuis son téléphone portable. Elles constituaient un montage grossier que des internautes n’ont pas tardé à démonter, après leur publication sur le compte Twitter de l’auteur. Celui-ci a dit aussi avoir rencontré à deux reprises la prétendue employée de maison (avec laquelle il a échangé plus de 300 messages entre le 2 et le 23 juin), avant de reconnaître que ces rendez-vous n’avaient pas eu lieu. S’il avait dit la vérité sur les documents qu’il affirmait détenir et sur la manière dont il se les était procurés, son article n’aurait pas été publié »[11].

Le journaliste a porté plainte contre Noam Anouar et Jean-Christophe Lagarde, président de l’Union des démocrates et indépendants, les accusant d’être à l’origine des fausses informations qu’il a utilisées[12]. Pas barré à 40, le monsieur.

Dans une entrevue accordée à Philippe Vandel sur Europe 1[13], Étienne Gernelle a laissé entendre que le journaliste avait trahi la confiance qui avait été placée en lui. Il tentait, sans trop de subtilité, d’alléger la responsabilité de la hiérarchie. Gernelle aurait d’ailleurs déclaré que Zemouri avait « fondu un plomb ». Il y a ici deux soucis majeurs. Le premier, c’est que la hiérarchie est toujours responsable, plomb fondu ou pas. Quant au deuxième, et il est de taille, il s’agit de la feuille de route d’Aziz Zemouri, une feuille de route que plusieurs médias français ont évoquée, comme Télérama, et qui a priori devrait inspirer la vigilance : « De fait, ce n’est pas la première fois que le journaliste se retrouve en délicatesse avec les bonnes pratiques. En 1995, le tribunal correctionnel de Paris estime qu’il a bidonné un reportage sur le trafic d’armes en banlieue ; en 1999, il est condamné pour avoir diffamé le journaliste Jean-Claude Bourret ; en 2014, pour les passages d’un portrait collectif de Rachida Dati ; et il y a un an presque jour pour jour, pour avoir qualifié Sand Van Roy, l’actrice qui accuse Luc Besson de viol et d’agression sexuelle, de « call-girl ». En 2017, il a également été entendu par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), soupçonné d’être mêlé à « un pacte de corruption » impliquant deux commissaires de police et un ex-conseiller de François Hollande »[14].

Cette liste n’impressionne pas beaucoup M. Zemouri. Il estime qu’elle n’est pas encore assez longue pour qu’on remette en doute sa probité : « Je fête ma trentième année de carte de presse, mes condamnations se comptent sur les doigts d’une main, c’est dérisoire… » a-t-il déclaré à Télérama. Ça ne s’invente pas. 

Mediapart a évoqué d’autres histoires hautement problématiques publiées dans Le Point, qui semblent dans certains cas tenir de l’invention pure et simple. Ce fort intéressant florilège a été qualifié par M. Gernelle de « pittoresque et interminable »[15]. On y évoque notamment un reportage très pittoresque intitulé « Un film porno tourné à la mairie d’Asnières » — qui était une fabrication[16]. M. Gernelle, au sujet de cet article, a déclaré devant un tribunal qu’il aurait fallu lire le texte « au second degré »[17]. Ah bon. Faudrait qu’on m’explique ça.

Au micro d’Europe 1, M. Gernelle a insisté sur l’importance de publier des correctifs quand il le faut, et a dit du Point que c’était un média qui, justement, comme les New York Times de ce monde, était capable de reconnaître ouvertement ses erreurs, contrairement à d’autres.

L’histoire du film porno à la mairie d’Asnières est toujours en ligne, sans rectificatif.

Entre autres.

En publiant ce qu’elle a appelé une « contre-enquête », la rédaction du Point a rappelé comment des médias prestigieux comme le New York Times (affaire Jayson Blair, 2003) et le Washington Post (affaire Janet Cooke, 1980-81) étaient déjà passés par là, et avaient donc tracé la route des bonnes pratiques. Il fallait comprendre que Le Point faisait partie des « grands », que de telles affaires peuvent arriver même aux meilleurs, etc.

Au sujet de cette ligne argumentaire, je ferai remarquer quelques petites choses.

D’abord, les enquêtes, dans les deux cas évoqués ci-dessus, ont été formidablement exhaustives et leurs résultats ont été rendus publics sans complaisance, et avec célérité. Dans le cas de Blair, et dans d’autres cas, au USA Today(affaires Jack Kelley, en 2004 et Gabriela Miranda, en 2022), l’enquête a été considérablement élargie, pour englober tout le matériel publié sous la signature du fabricateur. Pour le moment, dans le cas du Point, au chapitre de la contre-enquête, on reste sur notre faim.

Autre point, puisque la direction du Point semble impressionnée par l’approche que préconisent les grands, signalons que le nec plus ultra, en matière de contre-enquête, c’est l’enquête indépendante menée par des experts externes. Ce fut le cas lors du Memogate (affaire Dan Rather et Mary Mapes, en 2004) : CBS News a retenu les services d’une firme indépendante qui a produit un rapport de plus de 200 pages qu’on peut trouver ici. Ce fut également le cas en 2015 lorsque le magazine Rolling Stone a fait appel à une prestigieuse école de journalisme pour démonter la mécanique qui avait mené à la publication d’une histoire elle aussi hautement problématique[18](on peut trouver le rapport ici). Pour l’instant, en matière de contre-enquête, celle du Point ne vaut pas tripette.

Enfin, dans plusieurs de ces affaires, des têtes sont tombées, et pas seulement celles des journalistes. Au New York Times, non seulement le chef de section Gerald M. Boyd a été invité à quitter, mais le grand patron lui-même, le rédacteur en chef Howell Raines, a dû prendre la direction de la sortie. À CBS News, il en fut de même d’une bonne partie de la hiérarchie qui avait supervisé les reportages en cause. Bref, dans les médias sérieux, on ne fait pas qu’enquêter, il y a des conséquences.

On peut bien tenter d’enfumer le public à l’aide de formules tarabiscotées (« un enfumage à double détente » !), il faut parfois avoir le courage de nommer ce qui n’est rien d’autre qu’un échec journalistique à tous les niveaux.

Ces affaires de fabrication sont toujours troublantes, surtout quand on finit par comprendre qu’avant d’être des accidents, quand elles en sont, elles témoignent du relâchement déontologique généralisé qui mine le milieu. Pour les médias, la déontologie a quelque chose de ringard, de livresque, elle sert à épater la galerie au besoin, sans plus. Le public paie le prix fort et l’état général du système démocratique en souffre. On doit aussi s’indigner de la désinvolture avec laquelle la presse peut s’amuser avec la vie et la réputation des gens. Dans la grande guerre du clic, nous sommes tous chair à canon potentielle.

Au sujet de cette affaire, le député Corbière a proposé une « tribune » au quotidien Libération, qui a refusé de la publier. M. Corbière, semble-t-il, embrassait trop large, du moins selon le journal (on aimerait bien lire son texte). Il a déclaré, notamment, qu’il allait proposer une loi pour faire de l’information un « bien commun » et demander une « Commission de déontologie journalistique ». À Libération, on veut bien asticoter Le Point, mais il semble bien que laisser entendre que l’écosystème de l’information est malade, c’est aller trop loin : « Alexis Corbière nous a proposé d’écrire une tribune pour revenir sur cette folle affaire. Elle est arrivée sur nos mails deux jours plus tard. La rédaction de Libération a refusé de la publier. Il ne va pas aimer qu’on dise ça mais on se lance : le député a tout mélangé – Aziz Zemouri, la direction du Point et la presse qui ramassait pour tout le monde –, une sorte de grand règlement de compte »[19].

Eh oui, nous avons tous la liberté d’exprimer nos opinions, mais les médias décident qui peut exercer ce droit dans leurs pages. 

Quant à la « commission de déontologie journalistique » souhaitée par M. Corbière, elle existe déjà, elle s’appelle le Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Le Point, comme d’autres médias qui ne veulent apparemment rien entendre des concepts d’information responsable et de reddition de comptes, ne le reconnaît pas[20].

© Michel Lemay


[1] Le Point (sans auteur), À nos lecteurs : enquête sur une fausse information, Le Point, le 29 juin 2022.

[2] Le Point (sans auteur), Qui est Noam Anouar, l’homme au coeur de la fausse affaire Garrido-Corbière ?, Le Point, le 29 juin 2022.

[3] Perrotin, D., Rouget, A. et Turchi, M. Garrido-Corbière: « Le Point », un journal accro aux fausses infos, Mediapart, le 1er juillet 2022.

[4] Tesquet, O. « Le Point », Corbière et Garrido: vie et mort d’un scoop frelaté, Télérama, le 23 juin 2022.

[5] Laïreche, R. Alexis Corbière : « Le respect de la déontologie journalistique doit devenir le socle de modèles économiques », Libération, le 29 juin 2022.

[6] J’ai formulé des demandes d’information explicites au Point et à Alexis CorbièreElles sont demeurées sans réponse. Sans élaborer longuement ici, si ma supposition est erronée et que le couple a eu l’occasion de réfuter, et que cette réfutation a été ignorée et n’a pas provoqué une relance de l’enquête et un report de publication, le problème déontologique demeure monumental.

[7] Le Point (sans auteur), À nos lecteurs : enquête sur une fausse information, op. cit.

[8] Le Monde avec AFP, « Le Point » met à pied le journaliste qui a mis en cause à tort Raquel Garrido et Alexis Corbière, Le Monde, le 25 juin 2022.

[9] Tesquet, op. cit.

[10] Le Point (sans auteur), Qui est Noam Anouar, op. cit.

[11] Le Point (sans auteur), À nos lecteurs : enquête sur une fausse information, op. cit.

[12] Le Parisien avec AFP (sans auteur), Fausses accusations contre Garrido et Corbière : le journaliste du Point porte plainte contre Lagarde et le policier Noam Anouar, le 28 juin 2022.

[13] Culture Médias, sur Europe 1, le 27 juin 2022.

[14] Tesquet, O. op. cit.

[15] Perrotin, Rouget Turchi, op. cit.

[16] Béglé, J. Un film porno tourné à la mairie d’Asnières !, Le Point, le 30 juin 2014.

[17] Perrotin, Rouget Turchi, op. cit.

[18] L’article de Rolling Stone (A rape on Campus: A Brutal Assault and Struggle for Justice at UVA), publié le 19 novembre 2014, relatait un viol collectif survenu sur un campus américain. L’histoire de la victime, « Jackie » (un pseudonyme), se voulait représentative d’un problème qui semble endémique. S’appuyant sur le récit de l’agression et de ses suites, l’article portait un regard critique sur la manière dont les administrations universitaires font face à ces événements, jusqu’à quel point elles aident les victimes et combattent le phénomène. Les problèmes déontologiques étaient criants et l’article a été retiré.

[19] Laïreche, R. op. cit.

[20] Si vous avez mon récent livre en main, voir p. 387-390.