Le festival de la source anonyme

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En octobre dernier, la journaliste Margaret Sullivan était l’invitée de Marie-Louise Arsenault à l’émission Dans les médias de Télé-Québec. Mme Sullivan, qui a récemment quitté le Washington Post, et qui vient de publier ses mémoires, a notamment laissé sa marque comme ombudsman au New York Times, de 2012 à 2016. Au cours de ce mandat, elle a démontré une remarquable indépendance et beaucoup d’opiniâtreté. Elle n’avait pas peur d’aller au fond des choses, de brasser la cage, d’enquêter à l’interne, de critiquer non seulement ses collègues reporteurs, mais aussi la hiérarchie, lorsque nécessaire. C’était, par moments, spectaculaire.

Dans la salle, ça ne coulait pas de source pour tout le monde, comme Sullivan l’a expliqué à une journaliste de Vanity Fair : « “Sometimes I would call my eldest brother and say, Wow, everybody’s so mad at me here. This is horrible.” And he would say, “You know, if everyone really liked you, you would not be doing the job very well.”» [i]

Pendant son mandat, Sullivan a dénoncé un problème avec vigueur et obstination : l’abus du recours aux sources anonymes. Mais c’est une bataille qu’elle a perdue. Elle a fini par jeter l’éponge, de son propre aveu fatiguée de crier dans le désert.

Ce n’est en effet qu’en « dernier recours » que les journalistes sont censés utiliser des informations en provenance de sources qui vont demeurer non identifiées, et non à tout propos. Et quand ils veulent le faire, des précautions doivent être prises et des conditions s’appliquent. Celles-ci, je l’ai écrit souvent ici et ailleurs, sont systématiquement ignorées, par à peu près tous les médias. À cet égard, les médias professent des engagements qu’ils ne tiennent à peu près jamais.

En dépit de la déontologie, l’anonymat est maintenant concédé de manière machinale, automatique, sans même que la source le demande. Il est évident que dans beaucoup de cas il n’est pas justifié. Que, par exemple, « l’information » obtenue n’est pas « d’un grand intérêt public », ou qu’il n’y a pas de raison valable de cacher l’identité de la source, ou que la corroboration manque à l’appel et que l’information est inexacte.

Le laxisme est tel, dans le milieu, qu’il a mené de manière imperceptible à un glissement dramatique : on nous impose de plus en plus non pas des informations en provenance de sources anonymes, mais des opinions.

En 2019, la Presse canadienne a laissé passer une dépêche au sujet de la ministre de la Justice et procureure générale du Canada de l’époque, Jody Wilson-Raybould. Le texte[ii] traçait un portrait très sombre de la ministre, qui reposait sur des commentaires désobligeants attribués à des sources anonymes — essentiellement des opinions et des jugements de valeur[iii]. Mais la Presse canadienne a corrigé le tir, présenté ses excuses et précisé la norme :

(ma traduction) « [… Notre] histoire incluait un certain nombre de citations et de commentaires paraphrasés critiquant le style de Wilson-Raybould, en provenance de sources non identifiées. Un examen interne a démontré que ce texte ne répondait pas aux normes et procédures de la Presse canadienne. Celles-ci restreignent l’utilisation de matériel non attribué à des informations — et non à des spéculations ou des opinions — informations qui par ailleurs doivent être vitales. Dans l’article en question, les citations et certains des commentaires anonymes constituaient sans le moindre doute des spéculations ou des opinions. En outre, la politique de la Presse canadienne stipule que lorsqu’un article cite une source anonyme, une explication détaillée doit être fournie pour justifier l’anonymat. La dépêche en question ne référait que vaguement à des personnes qui refusent de parler de l’affaire Wilson-Raybould par crainte de représailles politiques ou personnelles. De plus amples détails sur les sources afin d’établir leur crédibilité auraient dû figurer dans le texte. […] La Presse canadienne s’excuse[iv] ».

Bref, des informations de source anonyme, c’est possible, des opinions, non. C’est d’ailleurs une distinction qu’on trouve dans certains codes de déontologie, soit de manière explicite (Globe and Mail : [anonymous sources] are not used to voice opinions or make ad hominem or personal attacks), soit implicite, comme à la FPJQ :

« Des informations importantes ne pourraient être recueillies et diffusées sans que les journalistes ne garantissent l’anonymat à certaines sources. Cet anonymat peut toutefois servir aux sources pour manipuler impunément l’opinion publique ou causer du tort à autrui sans assumer la responsabilité de leurs propos.  Il ne sera donc accordé, en dernier recours, que dans des situations exceptionnelles :
• L’information est importante et il n’existe pas d’autres sources identifiables pour l’obtenir;
• L’information sert l’intérêt public;
• La source qui désire l’anonymat pourrait encourir des préjudices si son identité était dévoilée.

Les journalistes expliqueront la préservation de l’anonymat et décriront suffisamment la source, sans conduire à son identification, pour que le public puisse apprécier sa compétence, ses intérêts et sa crédibilité »[v].

Vu ce qui précède, un article du 12 octobre dernier de la Presse canadienne a attiré mon attention. « Anglade doit partir, selon d’ex-élus libéraux » était une sorte de vox pop mené au sein des troupes libérales, dans la foulée de l’élection du 3 octobre. Mais c’était un vox pop où les participants avaient un sac sur la tête. Outre les interventions de trois ex-ministres libéraux — glanées dans des entrevues médiatiques — le « coup de sonde » consistait en une belle collection d’opinions anonymes. Voici quelques extraits représentatifs :

« L’avenir politique de Dominique Anglade paraît plus que jamais incertain, selon un coup de sonde mené auprès de plusieurs libéraux, encore sous le choc de la défaite cuisante, historique, de leur parti le 3 octobre[…].

Certains, qui n’hésitent pas à tenir des propos très durs envers elle, disent demeurer membres du parti précisément pour pouvoir voter contre elle lors du vote de confiance et ainsi accélérer son départ. Qu’elle sorte victorieuse du vote de confiance serait carrément une “tragédie pour le parti”, selon une ex-députée qui siégeait à ses côtés il y a quelques mois à peine […].

“Elle a presque tué le Parti libéral” depuis qu’elle en est la cheffe, juge catégoriquement un ancien ministre libéral, membre du caucus Anglade jusqu’à tout récemment, qui ne cache pas son aigreur et son dépit […].

“Elle ne passe pas”, renchérit une ancienne membre du caucus Anglade, tant auprès de l’électorat qu’auprès des militants […] “Les gens ne voulaient pas la voir” durant la campagne électorale, quand elle se présentait dans une circonscription, assure cette ex-députée […].

“Elle ne pogne pas”, a résumé une ancienne députée, dans un jugement lapidaire, persuadée qu’“il va falloir qu’elle débarque” pour le bien du parti. […] Son style de leadership fait grincer des dents la douzaine de libéraux contactés. On lui reproche plusieurs choses : son manque d’écoute, sa tendance à faire le vide autour d’elle et à s’entourer de gens sans expérience, son éloignement des valeurs libérales, son incapacité à attirer davantage de membres et de sources de financement […] Au début, “elle a trahi les idéaux du parti”, opine une ex-élue. Puis, dit- elle, “elle a cherché à se reprendre”, à corriger le tir, “mais c’était trop tard”, le mal était fait, la confiance envolée […].

De toute façon, “c’est sûr qu’elle va sauter” lors du vote de confiance, prédira un candidat défait, fataliste. D’ici là, chose certaine, Mme Anglade devra “asseoir son autorité sur son caucus, sinon, elle est faite”, est convaincue une ex-députée, décrivant la situation actuelle de la cheffe comme étant “très, très, très difficile”.  La cheffe libérale ne semble pas “prendre acte” de la défaite du 3 octobre et d’en mesurer toute l’ampleur, fait valoir une ancienne élue. Elle vit “dans le déni”, car si elle en prenait vraiment conscience ”elle tirerait sa révérence”, dès maintenant, à son avis. ”Elle s’accroche”, renchérira une ancienne collègue »[vi].

Comme on le voit, le texte ne passera pas à l’histoire du journalisme comme un modèle d’équilibre et d’impartialité, mais je veux surtout faire ressortir ici que la nouvelle, telle que construite, est farcie de jugements, de commentaires spéculatifs et d’expressions qui tiennent de l’hyperbole. Il est incompatible avec la position normative prise par la Presse canadienne dans la foulée de l’article sur Wilson-Raybould, évoquée ci-dessus. Incompatible, aussi, avec les lignes directrices internes de la Presse canadienne, qui signalent : « Direct quotes [from anonymous sources] should be avoided unless the actual words have unusual significance. This is especially important when opinion is being expressed and the sources might be tempted to use bolder language than if they were being named »[vii].

J’ai tenté de contacter la Presse canadienne pour discuter de ce texte. En vain. Pas de réponse.

Dans les semaines qui ont suivi, et c’est toujours le cas, l’avenir de Dominique Anglade a suscité une couverture abondante, contenant nombre d’opinions courageusement exprimées sous le couvert de l’anonymat. Dans la plupart des cas au mépris des précautions et des conditions que stipule la déontologie. Je ne sais pas si Mme Anglade va tomber, mais si c’est le cas, ce sera avec l’aide active des médias.

L’article évoqué ci-dessous, lui aussi, est une suite de la récente élection, et de l’annonce de la composition du conseil des ministres. Une source anonyme dont on ne sait à peu près rien a eu le privilège d’être citée directement en manchette, rien de moins (« On est catastrophés »). Quelqu’un voulait passer un message fort, opération réussie, le média a livré la marchandise.

« Si les syndicats et gestionnaires du réseau scolaire ont chaleureusement accueilli jeudi le nouveau ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, à micro fermé on se dit “inquiets”, “perplexes” et “sous le choc”, notamment en raison de ses positions tranchées en éducation. “On est catastrophés, on s’attendait à la nomination de Sonia LeBel, à quelqu’un qui a du jugement et de la finesse, qui ne fait pas des déclarations à l’emporte-pièce comme sur le troisième lien”, dit une source bien informée qui œuvre depuis plusieurs années dans le réseau scolaire. “Il a tenu des propos qui n’étaient pas toujours respectueux sur l’éducation, avec des solutions simplistes, dans des dossiers très complexes”, ajoute cette personne, en soulignant que l’inquiétude est ressentie par de “nombreux membres”»[viii].

Qui donc est cette source, jugée digne de poser que le nouveau ministre n’a pas de jugement et manque de finesse, et qui sait ce qui se passe dans la tête de « nombreux membres » ? Aucune idée.

Dans La Presse, toujours au sujet de Mme Anglade, on a eu droit il y a quelques jours à la manchette suivante, encore une citation d’une source anonyme : « Ça grogne en maudit »[ix]. Il faut l’accepter, semble-t-il, parce que la source « a des racines profondes dans le parti » (est-ce une plante verte ?).

Bref, tout ça pour dire que la bataille de l’anonymat est bel et bien perdue. Et dans les grandes largeurs. En matière d’information, l’anonymat est concédé de manière routinière depuis belle lurette. Il était l’exception, il est maintenant la règle. Et la masse des précédents est telle qu’il est devenu impossible aux journalistes de refuser l’anonymat. Il est d’ailleurs offert d’emblée. Mais avec l’opinion anonyme, voire avec le salissage et le règlement de comptes anonymes, on roule vers le bas de la pente à la vitesse grand V.

En vedette ce soir au bulletin de nouvelles, ou ce matin à la une, faites-nous confiance, quelqu’un n’est pas de bonne humeur.

© Michel Lemay


[i] Klein, C. “Don’t be asleep at the switch”: Margaret Sullivan has a message for journalists heading into 2024, Vanity Fair, 19 octobre 2022.

[ii] Rabson, M. « Wilson-Raybould entered politics hoping to build bridges », Canadian Press, 9 février 2019.

[iii] Voici les passages qui ont été supprimés : “But the reality is she wasn’t being moved because she was universally loved and doing a bang-up job. She was being moved because she had become a thorn in the side of the cabinet, someone insiders say was difficult to get along with, known to berate fellow cabinet ministers openly at the table, and who others felt they had trouble trusting. / Several liberals approached Friday said they were confident the story came from Wilson-Raybould herself. ‘She’s always sort of been in it for herself,’ said one insider who didn’t want to be identified. ‘It’s never been about the government or the cabinet. Everything is very Jodycentric.’ / One former senior staffer said it was too uncomfortable to talk about. Those who did spoke of a woman who went through staff at a breakneck pace (she has had four chiefs of staff in three-and-a-half years), and only showed up to meetings when she felt like it. ‘I think I saw her at Indigenous caucus just once,’ said one Liberal.”

[iv] Texte intégral de la mise au point du 6 mars 2019 : « On Feb. 9, The Canadian Press distributed a story profiling federal Liberal MP Jody Wilson-Raybould after a Globe and Mail report accused members of Prime Minister Justin Trudeau’s office of trying to pressure the then-attorney general to intervene in the prosecution of Montreal engineering firm SNC-Lavalin. The story included a number of quotes and paraphrased comments critical of Wilson-Raybould’s style from unnamed sources. Following an internal review, we have determined that the story did not meet CP’s standards and procedures for how to handle sources who are only willing to speak to reporters on condition of anonymity. The Canadian Press Stylebook, which sets out our policies and principles, restricts the use of anonymous material to « information — not speculation or opinion — that’s vital to the report. » The quotes and some of the comments attributed to the sources were clearly speculation or opinion. In addition, CP policy stipulates that when a story cites an anonymous source, a detailed explanation be included to explain to readers why granting anonymity was justified. The report in question made only broad reference to people on Parliament Hill refusing to go on the record about the Wilson-Raybould affair for fear of political or personal recriminations. More details about the sources to establish their credibility should have been included. When it comes to unnamed sources, our Stylebook reads, in part, as follows: « There are of course many situations when people with information important to the public insist on concealing their identity for understandable reasons. The Canadian Press would be foolish, and in some cases irresponsible, never to grant anonymity in news copy, but it can show leadership in working to stop misuse of unnamed sources. » The Canadian Press has detailed policies on the handling of anonymous sources. They were not followed in this case. We will redouble our efforts to ensure that our journalists use unnamed sources carefully, sparingly and only when circumstances demand it. CP apologizes to its readers and clients for falling short of our standards ». 

[v] Fédération des journalistes du Québec, Guide de déontologie.

[vi] Richer, J. Anglade doit partir, selon d’ex-élus libéraux, Presse canadienne, 12 octobre 2022.

[vii] Canadian Press Stylebook, 13th edition, p. 26.

[viii] Marceau, J. Bernard Drainville à l’éducation : « On est catastrophés », Radio-Canada, 21 octobre 2022.

[ix] Chouinard, T. « Ça grogne en maudit », La Presse, 2 novembre 2022.