Entretien avec Pierre Sormany

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Pierre Sormany arrive à la fin d’une longue carrière de journaliste, notamment à Radio-Canada, mais aussi à TVA et à Télé-Québec. Il a dirigé plusieurs émissions d’affaires publiques et il a été responsable de l’équipe d’enquête de Radio-Canada. Il a enseigné le journalisme à l’Université de Montréal de 1979 à 2017. Nombre de journalistes ont croisé sa route. Il vient de publier la quatrième édition de son ouvrage phare « Le métier de journaliste ». Nous nous sommes rencontrés le 11 décembre dernier.

ML — On va bien sûr parler de votre livre, mais allons-y d’abord avec un retour sur votre carrière…

PS — J’ai une formation en sciences, mais je n’ai jamais eu l’intention de faire une carrière scientifique. Je me suis rapidement engagé dans le journalisme, dès l’université, dans le journal étudiant. Puis je suis passé au Soleil, où j’ai travaillé à plein temps avant même de terminer mes études. Je n’allais plus à mes cours, mais c’est pendant cette période que j’ai eu les meilleures notes !

Je suis ensuite passé au journal Le Jour. Quand ce journal est disparu, en 1976, j’ai choisi la pige, parce qu’on pouvait traiter un sujet de manière plus approfondie. J’ai collaboré avec L’Actualité, Commerce, et d’autres, pour ensuite me retrouver à Radio-Canada, à une émission qui s’appelait Science-Réalité, l’ancêtre de Découverte. Au bout de deux ans, parenthèse politique au Secrétariat au développement culturel et scientifique, avec Gérald Godin d’abord, puis comme conseiller du ministre de la Science et de la Technologie de l’époque, Gilbert Paquette. Je voulais prendre un peu de recul face au métier. Ensuite, retour à Radio-Canada, pour une vingtaine d’années. Ce furent alors Découverte, Média, La Semaine Verte, l’Épicerie… et l’équipe d’enquête, nouvellement formée, que j’ai dirigée de 2009 à 2011. L’enquête prend beaucoup de place aujourd’hui, mais à l’époque cette « tradition » n’existait pas… c’était à construire.

ML — Et dès 1979 vous ajoutez l’enseignement, en parallèle de tout cela… Vous avez donc vu passer un nombre incalculable d’aspirants journalistes ?

PS — Oui, j’ai vu passer beaucoup de journalistes qui sont actifs aujourd’hui et qui font du très bon travail. J’ai toujours pensé qu’il était important, dans notre domaine, que les enseignants soient des professionnels en exercice. Dès mes débuts, j’ai dit au responsable du programme que je quitterais l’enseignement au maximum deux ans après mon éventuelle retraite. C’est important d’avoir des formateurs branchés sur la réalité du terrain.

ML — Parlez-moi un peu du système Sormany de double correction.

PS — En début de session, j’expliquais aux étudiants que je corrigerais leurs travaux sans la moindre indulgence, comme s’ils étaient en situation réelle de travail. Je leur disais de se préparer mentalement, parce qu’il y aurait beaucoup de C et de D. A, c’était réservé pour un travail impeccable, un texte que j’aurais aimé avoir écrit, et personne n’aurait un A qui n’était pas mérité. Cependant, je leur disais qu’ils pourraient retravailler leur texte et me le présenter de nouveau, pour une deuxième correction, et même une troisième. 

ML — Un système qui représente une charge de travail assez grande pour le prof ?

PS — Oui, c’est beaucoup de travail… mais l’expérience a montré que c’était un système vraiment efficace. Si un texte était vraiment boiteux, je pouvais lui coller un D sans arrière-pensée, parce que l’étudiant avait la chance de se reprendre. Mes cours ont toujours été, dans une large mesure, des ateliers pratiques. J’ai écrit mon livre justement pour ne pas avoir à m’étendre sur la théorie en classe. La théorie est dans le livre, aux étudiants de le lire. Ce qui me permettait de donner à mon « coaching » toute sa pertinence.

ML — « Le métier de journaliste » tient pratiquement de l’institution au Québec. Au moment d’entreprendre cette nouvelle mise à jour, quels étaient les aspects qui s’imposaient comme prioritaires ?

PS — L’édition de 2011 parlait déjà des réseaux sociaux. J’ai élaboré davantage sur la question, mais ce qui est nouveau, pour moi, c’est la crise de confiance. En 2011, les statistiques montraient que les « vrais » médias d’information étaient encore très consultés. Comme source d’information, ils dominaient encore. Mais dix ans plus tard, ils ont perdu cette place privilégiée dans l’écosystème de l’information. L’environnement s’est complexifié, et en parallèle, on voit la confiance diminuer. Les chiffres varient selon la source, mais elle est toujours relativement faible, partout dans le monde.

En fait, c’est un peu moins marqué au Canada, où 70 % des sondés disent avoir encore les médias comme source principale. Mais les médias ne sont plus la référence en information. Autrefois, ils dictaient l’agenda, mais cette époque est terminée. Ce sont les réseaux sociaux, les réseaux d’amis, les Google News, les Apple News qui décident de ce qui est important.

Ajoutez à cela Donald Trump… Autrefois, la carrière d’un politicien qui se mettait les médias à dos était terminée. Ce n’est plus le cas, et cela soulève une foule de questions sur l’objectivité, par exemple… Faut-il une presse plus fermement engagée ? Ce sont des débats qui n’existaient pas avant. Il faut maintenant se poser ces questions…

ML — Votre livre n’est pas un ouvrage sur l’éthique et la déontologie. Mais il me semble que vous avez ajouté un peu plus de matière sur ce sujet.

PS — C’est vrai. Pour des raisons historiques, il n’y avait rien dans mes versions précédentes sur les règles de déontologie, parce que cela faisait l’objet d’un autre cours. J’ai cette fois restructuré une partie de mon matériel et j’ai approfondi cette question, ce qui a mené au chapitre 2, centré sur les valeurs notre métier et sur ce qui le distingue des autres vecteurs d’information. La question de notre déontologie, de nos règles de pratique, de notre capacité de nous remettre en question, devient centrale si on veut survivre… il faut qu’on le fasse, que les lecteurs soient conscients que c’est ce qui nous distingue des influenceurs, notamment.

ML — La section sur le journalisme scientifique est fouillée, on voit que c’est pour vous une passion. On a traversé une pandémie, le débat sur les vaccins a repris. Quels grands constats faites-vous à ce sujet ?

PS — Pour différentes raisons, le journalisme scientifique n’a jamais été considéré comme prioritaire au Québec. En partie, je pense, parce que la science est très lente, et qu’elle s’accorde mal au rythme effréné de l’information quotidienne.

ML — Mais quand on s’y intéresse, est-ce que c’est bien fait ?

PS — C’est difficile d’approfondir, en partie à cause du manque de temps. La couverture est donc basée sur les consensus. Les journalistes essaient de cerner l’opinion dominante. Il y a relativement peu de remises en question… sauf si des groupes organisés se manifestent et suscitent un débat. On évoque alors le débat, pour souvent revenir aux études et au consensus. Les journalistes scientifiques devraient se donner la tâche de voir si les consensus sont bien appuyés et être capables de soulever les enjeux. Ils ne le font pas toujours. Un des problèmes, c’est qu’on se fait vite répondre, même dans certains médias spécialisés, qu’il n’est pas nécessaire de creuser trop parce que le public ne va pas suivre. Mais pendant la pandémie, le fait de ne pas creuser a souvent laissé toute la place à la mésinformation, en provenance des antivaccins, par exemple.

Cela dit, la masse d’information nouvelle était tellement grande pendant la pandémie, que les journalistes n’arrivaient pas à suivre. Mais il y a eu des initiatives intéressantes, comme le « pool » des Coops de l’info, par exemple. 

ML — Je suis pour ma part émerveillé par l’excellent travail de Jean-François Cliche, qui se démarque, et montre que c’est possible de travailler avec du recul et de la profondeur…

PS — C’est vrai, il est excellent. Cliche a été le seul, dans certains dossiers — je pense au glyphosate, notamment — à adopter une approche très systématique. Il a examiné toutes les informations, toutes les prétentions. En est ressorti un portrait éclairant et nuancé. Et il a eu le courage, en plus, de confronter le consensus médiatique là-dessus. C’est un courage qui manque souvent dans la communauté journalistique. Jean-François part du principe, j’imagine, et j’ai la même conviction, qu’il ne faut pas sous-estimer le public. Heureusement, il y en a quelques autres, notamment dans l’équipe de Découverte.

ML —J’étais content de voir dans la nouvelle édition de votre livre un passage sur le biais de confirmation. Pourquoi c’était important ? Est-ce que les biais cognitifs ont l’attention qu’ils méritent à l’école ou dans la salle de rédaction ?

PS — Je ne sais pas si c’est couvert dans le programme actuel, mais le sujet est traité dans plusieurs formations en ligne développées par exemple par la Fédération internationale des journalistes ou l’agence Science-Presse. Il y a du matériel pédagogique là-dessus et je pense que oui, tout à fait, il est très important que les journalistes soient éduqués à ce sujet. Que nous soyons conscients des pièges dans lesquels nous nous enfermons bien souvent.

ML — Vous écrivez que l’information est plus approfondie qu’avant. J’ai l’impression inverse. Il me semble qu’on fait court, et la couverture de dossiers complexes est généralement assez superficielle. Sans parler du choix des sujets… Taylor Swift prend autant de place, sinon plus, que la guerre en Ukraine.

PS — Quand j’ai commencé dans le métier, dans les années 1970, beaucoup de journalistes étaient ce que j’appellerais des ratés sympathiques, en partie parce que les personnes les plus dynamiques avaient été absorbées par la fonction publique énorme qui s’est développée avec la Révolution tranquille. À un moment donné, j’étais entouré de gens sans beaucoup de culture. Mais les choses ont beaucoup changé par la suite. Aujourd’hui, nombre de journalistes ont une formation universitaire, certains sont allés faire des cours de droit, ou de science politique, ou autre chose. Le milieu s’est beaucoup professionnalisé. Donc, oui, je maintiens que les choses ont évolué dans le bon sens.

ML — Un journaliste peut avoir une excellente formation, mais si sa hiérarchie lui demande d’aller interviewer les adolescentes qui attendent en ligne pour voir Taylor Swift…

PS — Oui, il y a Taylor Swift, mais il y aussi des enquêtes, il y a beaucoup de sujets initiés par les médias, c’est la clé de leur survie… Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup d’information divertissement. Y en a-t-il plus qu’à une certaine époque… peut-être…  La couverture du star system, qui était autrefois la chasse gardée de quelques médias spécialisés s’est propagée un peu partout. Cela dit, si on parle d’information « sociétale », il y a eu du progrès. Mais oui, il y a des travers qui l’accompagnent. Comme tout le monde, je note la montée en puissance de l’opinion, qui prend le dessus sur les faits, ce qu’on peut voir comme une dérive.

ML — Je constate la même chose, mais du même souffle, devant la complexité des dossiers, de bonnes analyses, de bons commentateurs sont utiles. Ce qui me dérange, c’est d’entendre parfois des commentateurs qui, manifestement, ne connaissent rien du sujet qu’ils commentent.

PS — L’analyse, c’est très pertinent, très important. Il faut la distinguer de l’opinion. C’est une nuance importante.

ML — Tout le monde convient que le journalisme n’est pas un métier facile et que les défis sont importants. Par les temps qui courent, le milieu se rengorge de l’expression « information de qualité ». Mais quels dispositifs ou systèmes sont en place, qui permettent à un média d’être certain qu’il produit de l’information « de qualité » ? Est-ce que la qualité de l’information est évaluée, mesurée… et si oui comment ?

PS — Je dirais trois choses. D’abord, deux éléments « préventifs ». En principe, les journalistes sont indépendants, ils sont autonomes. Dans les médias, cette indépendance est garantie. Si tu te trouves en conflit d’intérêt, tu perds ton poste. Il y a des garanties structurelles d’indépendance. Ensuite, il y a un contrôle éditorial. On peut se demander s’il est efficace, surtout compte tenu du rythme où le matériel est produit, mais il y en a un. Est-ce qu’un journaliste pourrait arriver avec de la bouillie pour les chats et que personne ne s’en rende compte ? Dans certains médias, peut-être… Mais pour ma part, à Radio-Canada, tout était scruté, questionné et vérifié.

Le troisième élément, c’est ce qui se passe a posteriori. Est-ce que les médias ont mis en place des mécanismes de rétro-réflexion ? Est-ce qu’ils se posent des questions lorsqu’il y a des incidents ? Est-ce qu’ils vérifient s’ils sont passés à côté et pourquoi… Au moment où on se parle, il y a un déficit à ce titre, et je rejoins ce que vous écrivez dans vos livres.

ML — Effectivement, j’ai démontré que pas mal de choses passent à travers le filtre.  Ce n’est pas la majorité du matériel, bien sûr, je conviens de ça facilement, mais il y en a.

PS — Il y en a. Dans certains cas c’est grave. Dans certains cas ça l’est moins, heureusement.

ML — Mais il y a toujours des conséquences. Quand le public se fait raconter des salades, il les emmagasine, elles laissent des traces. Il absorbe des idées qu’il va réutiliser plus tard… Par exemple, l’idée qu’on ne peut pas faire confiance aux institutions.

Vous évoquez dans le livre le thème de la confiance en berne. Parlons-en. Quand les médias évoquent cette question, ils posent comme présupposé que les gens qui expriment des réserves à l’égard des médias sont autant de brebis égarées qu’il faut ramener vers la lumière. On écarte d’emblée l’hypothèse que ces gens-là ont peut-être raison, qu’ils ont gardé un esprit critique que peut-être d’autres n’ont pas. Bref, on pourrait poser l’hypothèse que le faible niveau de confiance est une bonne nouvelle, et non l’inverse.

Je vous lis un court paragraphe qui accompagnait l’automne dernier un énième sondage sur la confiance… J’ai pris cet exemple délibérément, parce qu’il vient du monde universitaire : « Ce sondage montre qu’il reste un travail colossal d’éducation aux médias à faire au Québec pour contrer cette tendance lourde de méfiance envers les médias d’information. Il est envisageable que le blocage des nouvelles par Meta au Canada depuis un an, combiné à la surabondance d’informations et au phénomène d’évitement des nouvelles aient un lien avec cette hausse de 6 points des Québécois qui croient que les médias traditionnels manipulent l’information ». 

Sur quoi on se base, rationnellement, concrètement, pour soutenir ce présupposé à l’effet que les gens qui sont prudents en regard de l’information ont tort ? Et que tout est la faute des réseaux sociaux ?

PS — Je vais commencer avec une réponse bien spécifique, ensuite j’irai au général. Au début de la pandémie de COVID, très tôt, dans le premier texte que j’ai publié, j’ai expliqué qu’on avait le droit de critiquer le bon docteur Arruda, et que sur certaines choses, il se trompait. Le résultat, c’est qu’on m’a affublé tout de suite l’étiquette de héros des complotistes. Parce que j’étais sorti du « cadre » généralement convenu. Pour les journalistes, quand quelqu’un sort du cadre, il est présumé avoir tort. Il faut amener les journalistes à être un peu plus ouverts dans leur approche.

Maintenant, plus généralement… devant la perte de confiance, deux réponses s’affrontent présentement dans le milieu, et je ne sais pas qui a raison. Je suis ambivalent.

Première réponse : les gens ne sont pas conscients à quel point on est bons, et donc il ne reste qu’à les éduquer. Mais effectivement, si les gens pensent qu’on n’est pas bons, c’est peut-être aussi qu’on n’est pas bons et, le cas échéant, ce n’est pas l’éducation aux médias qui est la solution.

Deuxième réponse : si les gens ne nous font plus confiance, c’est peut-être qu’on ne connecte plus avec le monde. Peut-être qu’il faut aller chercher de nouvelles manières de traiter l’information, en s’inspirant par exemple de la grammaire visuelle des nouveaux médias. Mais en jouant ce jeu-là, ne risque-t-on pas de perdre notre différence? Que les gens ne voient plus ce qui nous distingue. Est-ce vraiment ça, la solution?

ML — Mais comment on sait qu’on fait une bonne job, puisqu’on semble en être convaincu ? Qui évalue la qualité de l’information, et comment ?

PS — Cela aurait dû être le rôle du Conseil de presse. Son mandat initial n’était pas d’être seulement un tribunal, mais aussi un organisme qui travaille sur l’accès à l’information et l’amélioration des pratiques. Il n’a, hélas, jamais eu les budgets et les appuis pour le faire adéquatement.

ML — Le journal Le Monde, je crois, a un comité interne qui se penche sur les problèmes, une sorte de conseil de presse interne. Je ne sais pas si ça marche, mais au moins il y a une structure en place qui dénote un souci de s’auto-examiner.

PS — Oui, c’est du contrôle qualité ! Il y a les ombudsmans, évidemment, mais le problème, c’est qu’il faut une plainte. À Radio-Canada, pendant les campagnes électorales, il y a un comité qui est mis en place pour s’assurer que les partis sont traités équitablement, la salle des nouvelles est surveillée. Mais en dehors de ce contexte, il n’y a pas de mécanisme d’évaluation en continu.

ML — Quand on se plaint, ou même quand on commente, on se fait généralement rembarrer.

PS — C’est vrai que la profession a tendance à refuser qu’on la regarde. Si on veut retrouver la confiance, il va falloir mettre en place de meilleurs systèmes de surveillance.  Et qu’on accepte de questionner parfois nos façons de faire.  Je garde un très bon souvenir de cette période où nous avons mené, à Radio-Canada, plusieurs enquêtes sur le milieu de la construction. On savait qu’on jouait avec le feu, mais tout ce qu’on a publié tenait la route et aucune des tentatives de nous poursuivre n’a porté fruit. Pourtant, on recevait des commentaires de spectateurs qui exprimaient des doutes en nous disant que c’était facile de mettre des sources anonymes derrière des rideaux. Il fallait constater que, même si on disait la vérité, les gens avaient quand même des doutes. Autrement dit, avoir raison n’est pas suffisant.

ML — La forme compte.

PS — Oui, la forme compte. À moins d’un réel risque de représailles, il faut convaincre les sources de parler à visage découvert si on veut convaincre le public. Ou, dans certains cas, recourir à des affidavits. Ce n’est pas suffisant d’être intègre, il faut que le public réalise qu’on est intègre.

ML — Votre exposé sur l’anonymat est en phase avec la déontologie. À savoir que l’anonymat, c’est l’exception, pas la règle… Mais dans les faits, sur le terrain, ces règles ne sont absolument pas appliquées. Plein d’articles sur des sujets banals, comportent des commentaires, voire des opinions, non attribués. L’anonymat, c’est maintenant la norme. Mais au-delà de cela, on envoie le message que dans la vie, il y a la théorie, et il y a la pratique. Et que la théorie, au fond, c’est de la poudre aux yeux.

PS — Je suis plutôt d’accord que le problème de l’anonymat est répandu. Je pense qu’une cause importante de cela, c’est la chape de plomb imposée par les organisations, au premier chef le gouvernement fédéral. Les gens ne sont plus autorisés à parler. Donc forcément, cela a amené les journalistes à accepter plus facilement l’anonymat.

C’est important, cependant, que les journalistes n’oublient pas le concept de l’entrevue de background, qui par définition est anonyme. Ce que j’ai fait souvent, c’est de mener de telles entrevues, puis d’essayer ensuite de convaincre la source d’approuver une citation. Parfois ça marche.

ML — Tout à fait d’accord. Cependant, j’ai vu des entrevues de background ignorées parce que les informations recueillies contredisaient d’autres sources. La demande d’anonymat est alors invoquée comme prétexte pour écarter discrètement des informations importantes, mais qui ne vont pas dans le sens souhaité…

Enfin…  Vous évoquez dans le livre la décision Néron, comme c’était le cas dans l’édition précédente, encore une fois dans l’esprit que la doctrine qui en est ressortie est venue alourdir le fardeau des journalistes. Mais cette doctrine était éminemment prévisible, elle était dans le droit-fil d’une décision antérieure concernant Radio-Sept-Îles[1] et du Code civil. Faut-il comprendre qu’avant Néron la rigueur était facultative ?

PS — Jusqu’à Sept-Îles, si l’information était vraie et d’intérêt public, ça passait le test.

ML — Mais Sept-Îles a été accueillie très favorablement par les médias. En gros, cette décision posait que les erreurs de bonne foi ne constituent pas une faute. Certains journalistes ont appelé ça le droit à l’erreur. Même chose avec Néron… Les journalistes ont gagné quelque chose avec cette doctrine, et non le contraire.

PS — Et cela a été vu comme ça.

ML — Non. L’arrêt Néron a été descendu en flammes.

PS — À l’époque, on se disait que ce serait plus lourd de faire des enquêtes. Mais dans les faits, cela a été un mal pour un bien. On a dû mieux travailler.

ML — Un mot de la fin ?

La crise financière que vivent les médias et le faible taux de confiance soulèvent des questions importantes pour l’avenir de notre métier. Pour ma part, je suis peut-être un optimiste pathologique, mais je pense que ces défis devraient être vus comme l’occasion d’une sérieuse réflexion et d’une remise en question. Les médias qui ont survécu jusqu’ici vont demeurer, et le balancier va revenir. Devant le grand n’importe quoi des réseaux sociaux, les gens ont besoin, et continueront d’avoir besoin d’une boussole. La crédibilité des médias va augmenter. Il y a de l’avenir, il y a encore un rôle pour les journalistes. Nous n’avons pas le choix de relever ces défis et on va y arriver.


[1] Cour d’appel du Québec, 1er août 1994 : Radio-Canada et Monique Durand, appelantes, c. Radio Sept-Iles et autres, intimés. La décision de première instance blâmant Radio-Canada a été renversée. J’ai évoqué cette cause dans VORTEX, et aussi dans INTOX, p. 308-9.