Le journalisme responsable, et l’autre

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Le 29 juillet 2004, la Cour suprême du Canada donnait raison à Gilles Néron, un professionnel des relations publiques, concluant qu’un reportage de Radio-Canada diffusé en 1995 avait écorché sa réputation sans raison valable. La Cour confirmait ainsi un jugement de la Cour supérieure du Québec rendu en 2000, et un autre de la Cour d’appel qui datait de 2002.

Cette décision de la Cour suprême instituait le concept de « journalisme responsable » en établissant que les journalistes ont des prérogatives et un statut particuliers, que ce sont des professionnels, que donc il y a dans leur domaine des règles de l’art, et lorsque celles-ci sont respectées, il n’y a pas nécessairement faute lorsqu’ils font des erreurs ou que quelqu’un n’est pas d’accord avec eux. Ils sont autorisés à se tromper et à déplaire, et il est dans l’intérêt public qu’ils jouissent d’une marge de manoeuvre raisonnable.

Le raisonnement, cependant, fonctionne dans les deux sens. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Lorsque les règles de l’art ne sont pas respectées, et ce fut la conclusion dans l’affaire Néron, il peut y avoir faute, et le cas échéant les journalistes doivent faire face à la musique. La liberté de la presse ne peut alors leur servir d’abri.

Le test consiste donc à déterminer, lorsqu’on est devant un reportage qui ne fait pas l’unanimité, si son auteur a procédé comme les journalistes procèdent généralement, si les méthodes, les précautions et les usages habituels de la profession ont été appliqués. Ce qui amène les juges à dire que les journalistes ont une obligation de moyen, davantage qu’une obligation de résultat, et à établir à ce titre un parallèle avec les autres professions. Les avocats ne gagnent pas toutes leurs causes, les médecins ne sauvent pas tous leurs patients, mais il y a dans leurs domaines des protocoles et des normes qui font loi.

L’arrêt Néron et le concept de journalisme responsable ont été très mal reçus par le milieu journalistique québécois. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a donné le ton en déclarant que cette décision était « inique » et que la liberté de presse venait de « subir un recul inacceptable ».[1] On a parlé d’imposture, d’intrusion dans les choix éditoriaux, de nouvelles contraintes pour les journalistes, d’abus de pouvoir.

Cinq ans plus tard, la Cour suprême a tranché une autre affaire de journalisme, cette fois sous le régime de la Common Law. Le Toronto Star avait raconté l’histoire de Peter Grant, un homme d’affaires qui cherchait à agrandir un terrain de golf privé, et devait pour ce faire acquérir des terres publiques et des autorisations environnementales. Plusieurs présumaient que Grant étant proche des Conservateurs au pouvoir en Ontario, il n’aurait pas de mal à arriver à ses fins. Grant a estimé qu’il avait été diffamé par l’article, il a poursuivi le Star et gagné en première instance. La Cour suprême a cependant considéré que le journaliste, manifestement compétent et de bonne foi, avait apparemment fait les efforts nécessaires et raisonnables pour vérifier l’information, et elle a profité de l’occasion pour donner aux médias un nouveau moyen de défense pour se prémunir contre des accusations de diffamation, la « communication responsable ». Encore une fois, la Cour établissait qu’exiger la perfection des journalistes n’est ni réaliste, ni dans l’intérêt public, et que c’est la démarche qui compte. La Cour écrit : « La liberté n’évacue pas la responsabilité. Il est capital que les médias se conduisent de façon responsable lorsqu’ils couvrent des faits concernant des questions d’intérêt public et qu’ils se conforment aux normes les plus exigeantes du journalisme. Toutefois, exiger que la couverture des questions d’intérêt public atteigne à une certitude judiciaire peut aboutir à empêcher la communication de faits qu’une personne raisonnable tiendrait pour fiables et qui sont pertinents et importants pour le débat public ».[2]

L’arrêt Grant et le concept de communication responsable ont été reçus avec jubilation par les médias. Le Globe and Mail a déclaré en éditorial qu’il s’agissait d’une avancée historique pour les médias et la liberté d’expression : « Speech in Canada is now freer, and public debate more wide open than it ever was… No longer is it necessary to prove, in court, the truth of a factual statement. A diligent, fair-minded attempt to verify the truth will be enough… The protection of reputation still matters, but the right to inquire and publish freely, in a responsible way, is at last on firm ground ».[3] Dean Jobb, un professeur de journalisme de Halifax, a écrit : « The rulings are not just an early Christmas gift for journalists. The court, recognizing that the definition of “journalist” is expanding in our online world, says bloggers and anyone else “publishing material of public interest in any medium” are covered. Established journalistic practices offer a guide to assessing the conduct of “journalists and non-journalists alike,” the court says…»[4] Au Québec, le Devoir a déclaré en sous-titre que « les médias canadiens profiteront désormais du droit à l’erreur que possèdent déjà ceux du Québec » et cité un avocat qui résumait les choses ainsi : « La Cour suprême harmonise la Common Law et le droit civil québécois ».[5]

Je ne ramènerais pas l’affaire Néron sur le tapis, après l’avoir examinée dans mon livre,[6] si ce n’était qu’un ouvrage récent de Claude Robillard,[7] publié avec l’imprimatur de la FPJQ, en perpétue une interprétation qui me semble un peu courte.

Le journalisme responsable

Les journalistes ont commencé à se donner des codes de déontologie, et donc à s’imposer formellement des responsabilités, il y a un siècle. Le principe de reddition de comptes et le concept d’autoréglementation datent de la même époque : un conseil de presse est apparu en Suède en 1916. En 1947, aux États-Unis, la Commission Hutchins, dans un rapport au titre évocateur (A Free and Responsible Press)[8] éveillait la presse à ses devoirs, dans la foulée d’une analyse assez sombre des médias de l’époque, lesquels selon la Commission ne remplissaient pas leur mission. Constatant la concentration et la puissance de la presse, et son contrôle serré sur « la nourriture intellectuelle » qu’elle voulait bien dispenser au public, la Commission estimait qu’il n’était plus suffisant de préserver l’indépendance de la presse, qu’il fallait que celle-ci prenne des engagements et rende des comptes. En 1956, dans Four theories of the Press, Sibert, Peterson et Schramm[9] ont étoffé la réflexion sur la théorie dite de la responsabilité sociale de la presse, la comparant entre autres à la théorie dite libertaire.

La théorie libertaire met l’accent sur la suppression et l’absence de contraintes imposées aux médias, et surtout des entraves émanant de l’État, afin de paver la voie à un grand « marché des idées » où le public, à force de farfouiller, finira par distinguer le bon grain de l’ivraie. Ce modèle, et la Commission Hutchins allait déjà en ce sens, présente des points faibles : rien n’indique que toutes les nouvelles importantes et tous les points de vue trouvent grâce aux yeux de la presse, ou qu’elle en rend compte correctement; et il est loin d’être certain, de toutes manières, que le public est intéressé à faire le tri et dispose des outils nécessaires.

La théorie de la responsabilité sociale, pour sa part, insiste sur la présence des dispositifs qui sont essentiels pour que le droit à l’information, dont la liberté des journalistes émane, soit bien l’instrument de liberté et d’émancipation attendu. On ne se contente pas alors d’abolir des contraintes, on entend se donner des moyens. Les prérogatives de la presse découlent alors d’un contrat social et viennent avec des engagements et des devoirs. D’où le « carcan » éthique et déontologique auquel les journalistes se soumettent, en retour du privilège de demander des comptes à tout un chacun au nom d’un public dont ils sont les mandataires, duquel ils tiennent leur légitimité, et auquel ils peuvent être amenés à rendre des comptes.

En 2004, le concept de journalisme responsable n’aurait pas dû constituer une surprise, ne serait-ce que parce que la décision du juge Tellier, en Cour supérieure, avait campé le décor en 2000, et qu’une graine avait été mise en terre dès 1994, dans Radio-Canada c. Radio Sept-Iles (une journaliste de Radio-Canada avait commis une erreur mineure, de bonne foi, et la Cour d’appel a renversé une décision d’un tribunal inférieur qui avait conclu à la diffamation. Radio-Canada a gagné sa cause en s’appuyant sur la démonstration que sa journaliste avait agi, avant la lettre, selon les préceptes du journalisme responsable).

Pas de surprise non plus en Common Law. La décision Grant de 2009 a ouvertement puisé son inspiration dans des décisions rendues au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Notamment la décision Reynolds, en 1999, qui a établi les principes de base de la communication responsable, et la décision Jameel, en 2006, qui les a affermis.[10]

Les critiques de l’arrêt Néron feront grand cas du fait que les tribunaux ont osé se mêler de standards journalistiques. Ils diront que ces standards ne sont formellement codifiés nulle part, ce qui n’est pas exact. Ils s’indigneront aussi que la Cour soit allée jusqu’à estimer que le « ton » et « l’allure » d’un reportage puissent être examinés pour juger de son caractère responsable. Critères éminemment subjectifs, diront-ils, qui ouvrent la porte à l’arbitraire.

Ce qui frappe, sur ces questions, c’est que le cadre proposé en Common Law, célébré par les médias, est plus intrusif que dans Néron. Dans Grant, les alinéas 97 à 127 constituent pratiquement une leçon de journalisme. On tente d’y définir ce qu’est l’intérêt public, et on énumère une longue liste de considérations, pour la plupart subjectives, liées au caractère responsable d’une communication qui aurait été perçue comme diffamatoire. On signale ainsi qu’il faut le cas échéant jauger la gravité des allégations, l’importance de la question pour le public, son urgence, la fiabilité des sources mises en jeu, la présence ou non de la réaction des personnes mises en cause, et on ouvre pour finir tout grand la porte à toutes sortes d’autres critères, y compris le ton et l’allure, en disant qu’en définitive, « tous les éléments pertinents pour juger du caractère de la communication peuvent être pris en considération ». On peut difficilement embrasser plus large. Le tribunal signale aussi qu’il « ne serait pas très logique d’affirmer que l’établissement de la malveillance fait échec à la défense de journalisme responsable, parce que l’absence de malveillance est inhérente à la définition même de journalisme responsable ». En d’autres termes, lorsque des faussetés sont propagées en toute connaissance de cause, ce qui est un des critères permettant d’établir la malveillance, la défense de communication responsable risque fort d’être inopérante.[11]

En une quinzaine d’années, on a donc vu les tribunaux consolider le statut particulier des médias, baliser leur droit de ne pas atteindre la perfection, et leur donner de nouveaux moyens de se défendre. En braquant le projecteur sur la déontologie, le concept de journalisme responsable permet en quelque sorte de distinguer entre ceux qui pratiquent la profession et ceux qui prétendent le faire. L’arrêt Néron n’a pas « décuplé les exigences imposées aux journalistes » comme le propose M. Robillard à ses lecteurs. Au contraire, les arrêts Néron et Grant ont consolidé les prérogatives des journalistes, sans rien demander de nouveau en retour, puisque les règles de l’art dont ils parlent existaient déjà, et que ce sont les journalistes eux-mêmes qui les ont mises au point.

L’affaire Néron

Deux reportages de l’émission Le Point, de Radio-Canada, présentés les 15 décembre 1994 et 12 janvier 1995, dénonçaient le laxisme de la Chambre des notaires du Québec (CNQ). Cette dernière mettait beaucoup de temps à traiter les plaintes du public et temporisait lorsque venait le moment de dédommager les victimes. Le dossier était d’intérêt public, la suite a montré qu’il y avait des problèmes à la CNQ, Radio-Canada avait raison de creuser cette affaire.

Gilles Néron conseillait et représentait la CNQ. Parce que le deuxième reportage, qui s’inscrivait dans le droit fil du premier, lui a fait du tort, l’affaire en fut une, avant tout, de diffamation. Mais le public a-t-il été bien informé ? A-t-on respecté son droit d’obtenir une relation honnête des faits ?

Radio-Canada appuyait sa démonstration sur les cas de deux plaignants, MM. Lacroix et Thériault, qui, faisait-on comprendre, étaient représentatifs des quelque 150 dossiers alors en attente d’un règlement.

Lacroix, affirmait Radio-Canada, avait perdu 30 000 $ à cause de son notaire. Le public était amené à comprendre que la Chambre devait le dédommager, qu’elle tergiversait et que Lacroix attendait toujours son chèque. Or, Lacroix avait déjà récupéré la quasi-totalité de son argent d’une autre source, et Radio-Canada le savait. La CNQ n’avait pas eu besoin de payer, et donc ses « tergiversations » n’en étaient peut-être pas. On faisait croire que le cas n’était pas résolu, alors que dans une large mesure, il l’était. L’information n’était pas exacte, car elle n’était pas complète.[12]

Quant à Thériault, son cas était complexe et certainement pas représentatif de la masse des plaignants. En effet, le notaire qui avait trompé Thériault était aussi son associé dans une entreprise, et c’est l’entreprise qui avait été flouée, et non Thériault, de sorte que le règlement à venir, et la Chambre s’était engagée à verser 120 000 $, risquait d’être détourné par le notaire en question. En conséquence, Thériault devait d’abord se dégager de cet embrouillamini par la voie des tribunaux. La balle était dans son camp. Radio-Canada savait tout ça et n’en a pas soufflé mot, induisant le public en erreur. Jean Pelletier, à l’époque rédacteur en chef du Point, a reconnu plus tard que ces informations auraient dû figurer dans le reportage.[13]

Pourquoi ces deux cas ont-ils été présentés comme représentatifs, puisqu’ils ne l’étaient pas ? Dans quelle mesure les reporters avaient-ils analysé la sous-performance de la CNQ ? Qu’a-t-on vraiment appris, dans les reportages, au sujet des tribulations du plaignant moyen ? Voici un extrait de la procédure qui jette un éclairage sur ces questions :

Avocat – Est-ce que vous avez colligé de l’information auprès de la Chambre des notaires quant au délai type encouru par une victime ainsi que l’indemnisation, le pourcentage d’indemnisation moyen par victime ? Avez-vous tenté de colliger cette information ?

Journaliste – Écoutez, je ne suis pas… je ne suis pas une statisticienne… J’ai travaillé à partir des documents que j’avais… Est-ce que j’ai fait une moyenne des délais ? Comme je n’avais pas accès à tout, non.

Avocat – La réponse, c’est non ?

Journaliste – Bien, en fait, vous me demandez si j’ai fait un travail de, je dirais, d’enquête, de recherche.

Avocat – Oui, c’est bien ce que je vous demande…

Journaliste – Écoutez, tout ce que je sais, c’est que, souvent, en tout cas dans nos deux cas, et puis pour avoir parlé à d’autres personnes, les victimes doivent s’engager des avocats pour essayer de se faire entendre à la Chambre de notaires…

Avocat – Vous travaillez [sur le dossier] au moins depuis le début novembre, à tout le moins. Vous aviez beaucoup de temps pour demander de l’information… objective, statistique… qui aurait pu éclairer le public, ne trouvez-vous pas ?

Journaliste – Écoutez, je travaillais aussi sur l’Ordre des psychologues, mais ça n’empêche pas que j’ai fait toutes les démarches possibles.

Avocat – Donc je retiens que vous ne l’avez pas fait.

Dès le lendemain de la diffusion du premier reportage, Néron, mandaté à cette fin par la Chambre, a tenté de contacter Radio-Canada pour solliciter une rencontre, afin de discuter d’un possible droit de réplique. Ses appels ont été ignorés, l’amenant à procéder par écrit. Sa lettre mettait entre autres de l’avant cinq sujets de discussion, dont deux informations que Néron tenait de la CNQ et croyait exactes, mais qui étaient fausses, à savoir que Thériault était le frère de « Moïse » Thériault, le chef d’une secte, et que Lacroix avait été remboursé « par la Chambre ».

Le reportage du 12 janvier, intitulé « La Chambre des notaires cafouille encore », essentiellement basé sur la lettre de Néron, commençait ainsi : « La CNQ a été choquée et ébranlée par ce document [on présume qu’on parle ici du premier reportage]. Elle a même refusé de le commenter. Mais l’un de ses conseillers en communication nous a écrit pour nous reprocher des erreurs que nous aurions commises. Nous répondons ce soir à cette critique ».[14] Pour Radio-Canada, il s’agissait apparemment de montrer que la CNQ, aux abois, en était réduite, par l’intermédiaire de Néron, à médire et à mentir.

Première inexactitude, la CNQ avait commenté le premier reportage. Elle l’avait fait le 16 décembre, par voie de communiqué, communiqué qui a été ignoré par Radio-Canada. Selon l’expertise présentée en Cour supérieure, d’ailleurs, cette « omission de taille… mériterait d’être expliquée et justifiée… »[15]

Il sera démontré que la rumeur concernant Thériault était répandue, que celui-ci ne l’avait jamais vigoureusement combattue, et que Radio-Canada en avait eu connaissance avant la diffusion du premier reportage. Il est permis de croire que la CNQ n’était pas à l’origine de la rumeur en question et qu’elle était de bonne foi.

Élément majeur du dossier, Le Point dénaturait la lettre de Néron. Celle-ci n’était pas une critique du reportage et son objectif n’était pas de faire des reproches aux journalistes. C’était une communication informelle et privée visant à demander une rencontre, qui n’aurait pas existé si les appels de Néron avaient été retournés, et qui ne devait pas devenir publique. Le juge de première instance écrira : « [La lettre] dit ce qu’elle dit sans qu’on ait besoin de se demander ce qu’elle a bien voulu dire. Essentiellement, cette lettre sollicite une rencontre pour faire une mise au point et permettre à la présidente [de la Chambre] de faire un commentaire sur le reportage… »

Ensuite, si on pose comme prémisse que la lettre était une critique du reportage, il faut que le résumé qui en est fait lui soit fidèle. Dans sa lettre, Néron commençait avec un jugement général, écrivant qu’il estimait pour sa part que le reportage du Point était « en grande partie correct »[16] avant d’énumérer ses cinq sujets de discussion. En montant en épingle les deux informations fausses, et en ignorant tout le reste, Le Point laissait entendre au public que Néron et la CNQ s’attaquaient au reportage, et n’avaient à leur disposition que de l’information fausse pour le faire. Le public était donc trompé sur la véritable nature de ce qui se passait.

Plusieurs critiques diront qu’il était légitime pour les journalistes d’insister sur les informations fausses et d’ignorer les autres, que ce faisant ils n’avaient, au sens strict, proféré aucune inexactitude. M. Robillard dit dans son livre, et il a raison, que le journalisme suppose par définition de sélectionner l’information. Mais la sélection n’est légitime que dans la mesure où elle ne constitue pas le plus court chemin vers la tromperie. Élaguer, c’est une chose, éviter sciemment une vérité parce qu’elle contredit le « cadre » en est une autre. Le caractère complet de l’information est un impératif déontologique reconnu. Le Guide de déontologie de la FPJQ, pour ne citer que lui, dit qu’une « information complète, exacte et pluraliste est une des garanties les plus importantes de la liberté et de la démocratie ».

Contacté avant la diffusion, le 10 janvier, Néron avait exprimé sa surprise d’apprendre de la journaliste que les deux informations qu’il croyait vraies étaient fausses. Néron lui a dit qu’il ferait les vérifications nécessaires et lui reviendrait avant le vendredi 13 janvier. Le jeudi 12 janvier, le reportage qui allait détruire sa carrière était en ondes. La CNQ profitera en effet de la confusion pour faire de Néron son bouc émissaire. Ce sera le point de départ de la saga judiciaire à l’issue de laquelle Radio-Canada et la CNQ seront toutes deux blâmées.

Omissions et désinformation

Ceux qui dénoncent l’arrêt Néron doivent lui donner un caractère arbitraire qu’il n’a aucunement. Leur tâche est plus ardue depuis 2009, alors qu’ils doivent trouver le moyen de le découpler de l’arrêt Grant. Ils y arrivent néanmoins, en sous-entendant que dans les deux cas la déontologie journalistique a été respectée, ce qui n’est pas exact, puis en faisant dire aux juges des choses qu’ils n’ont pas dites. Il semble difficile, sinon impossible, d’attaquer l’arrêt Néron sans commencer par en déformer les tenants et aboutissants, ne serait-ce que par omission. La stratégie combine esquive et désinformation. On trompe le public en lui cachant une partie de l’histoire et on accrédite des pratiques journalistiques qui sont, au minimum, discutables.

Ceux qui ne lisent que le livre de M. Robillard ne sauront rien d’une décision de l’ombudsman de Radio-Canada, qui s’est penché sur l’affaire Néron bien avant que les tribunaux le fassent, et que la Cour, à la recherche de repères, a jugé « très pertinente ».[17] On peut y lire ceci : « L’émission du 12 janvier a sérieusement péché contre le principe de l’équité en omettant de faire état des cinq griefs qui constituaient l’essentiel de [la] lettre [de Néron] pour ne retenir que les deux erreurs… Lorsqu’il est fait état d’une plainte en ondes… les extraits de la plainte qui sont retenus pour l’émission doivent… être choisis de façon à en retenir l’essentiel sans déformation. De [la] lettre, on a plutôt choisi de ne retenir que [les] deux erreurs. Ce qui donnait à l’émission une allure de règlement de compte qui n’a pas sa place à Radio-Canada…»[18] L’institution elle-même, par l’intermédiaire de son chien de garde interne, confirmait donc que le deuxième reportage ne respectait pas les normes et pratiques journalistiques de la maison.[19]

Qui plus est, un rapport d’expertise indépendant, plus approfondi, et lui aussi rigoureusement ignoré par les critiques, a démontré que « les transgressions déontologiques… ont été nombreuses et répétées, volontaires et conscientes. Bref, on peut avancer qu’elles ont été malicieuses, inéquitables, imprudentes et déraisonnables. Les journalistes ont sciemment ignoré des options beaucoup plus compatibles avec la déontologie et l’éthique de leur profession ».[20]

Ce rapport signale aussi qu’il est « stupéfiant » que l’ombudsman soit demeuré « totalement silencieux sur l’omission de taille et injustifiable… concernant la relation entre M. Thériault [et son notaire] » et qu’il n’ait pas déploré qu’on ait caché au public le caractère atypique de deux dossiers qu’on présentait comme représentatifs, ce qui transgressait les principes de rigueur, d’exactitude et d’équité.[21]

Les critiques ont le droit de ne pas être d’accord avec ces deux analyses. Mais ont-ils celui de faire comme si elles n’existaient pas ?

Ainsi de l’interprétation discutable mise de l’avant par la FPJQ en 2004, qui posait qu’en vertu de la nouvelle doctrine un reportage « fidèle à la vérité sur une question d’intérêt public peut néanmoins être puni… si le reportage n’a pas été réalisé de la manière dont le juge l’aurait fait lui-même ».[22] On déformait alors considérablement les choses. D’une part les reportages n’étaient pas fidèles à la vérité, toute la question est là. D’autre part, ce que les juges ont dit, en substance, c’est plutôt qu’un reportage pourrait être puni s’il n’a pas été réalisé comme le journaliste raisonnable moyen l’aurait fait; et qu’il pourrait aussi ne pas l’être, même s’il n’est pas fidèle à la vérité, si les règles de l’art ont été respectées et que des erreurs ont néanmoins été commises de bonne foi.

Pour ceux qui lisent l’ouvrage de Pierre Sormany sur « le métier de journaliste », l’affaire se résume ainsi : « Les juges n’ont jamais mis en cause l’exactitude des faits ni leur intérêt public, mais ils ont reproché à Radio-Canada de ne pas avoir traité Gilles Néron de manière respectueuse, de ne pas lui avoir laissé le temps de vérifier la source des informations erronées qu’on lui reprochait d’avoir diffusées, etc. »[23]

Voici ce que les juges ont dit : «  Le deuxième reportage était trompeur du fait qu’il donnait l’impression que le contenu de la lettre de Néron se limitait à ces deux informations inexactes. La lettre faisait état d’autres préoccupations relatives à l’image des notaires véhiculée par le reportage. La personne qui visionnait le reportage en question ne pouvait pas se rendre compte de ces autres préoccupations. De par sa présentation, le reportage ne permettait pas non plus au téléspectateur de s’apercevoir que la lettre n’était en réalité qu’une demande de rencontre et de droit de réplique. En omettant certains renseignements indispensables, la SRC a faussement représenté la lettre de Néron comme une tentative fallacieuse de l’induire en erreur et, du même coup, d’induire le public en erreur. De plus la SRC a intentionnellement et délibérément diffusé les inexactitudes contenues dans la lettre avant même que Néron ait eu la chance de rétablir les faits… » et « [Radio-Canada] a diffusé une information partiellement véridique au sujet d’une question d’intérêt public, mais… elle l’a fait d’une manière incomplète et trompeuse… »[24]

Sormany ne souffle mot de l’analyse de l’ombudsman, ni du fait que le reportage ne respectait pas les standards internes de Radio-Canada et la déontologie, ni du fait que le rédacteur en chef du Point a convenu que des informations manquaient à l’appel, ni du fait que le reportage avait été jugé trompeur. Pour lui, et donc pour son lecteur, le travail de Radio-Canada était sans tache, ceux qui ne sont pas d’accord n’existent pas, et les juges n’ont invoqué aucune raison valable pour trancher comme ils l’ont fait.[25]

La liberté de la presse

 Dans son livre, M. Robillard se donne beaucoup de mal pour placer les prérogatives des journalistes sous le parapluie de la liberté d’expression et de la liberté de la presse telles qu’elles sont évoquées dans la Charte canadienne des droits et libertés. Mais la Charte ne parle de ces concepts qu’à titre de libertés fondamentales garanties à tous et ne nous dit strictement rien au sujet des prérogatives des journalistes.

En fait, la liberté des journalistes est nettement plus réduite que celle des citoyens ordinaires, tout simplement parce qu’eux-mêmes ont accepté de la restreindre. Comme citoyen, je peux m’installer au coin de la rue pour convaincre les passants que la Terre est plate. Je peux écrire qu’il n’y a pas de preuve que l’activité humaine cause le réchauffement climatique, ou que le vaccin contre la rougeole cause l’autisme. Aucune loi ne m’en empêche. J’en ai le droit. Le journaliste, lui, a renoncé à ce droit de son propre chef, et ce renoncement est le noyau dur de la profession. Si la liberté d’expression n’est pas absolue, puisque limitée par certaines lois et d’autres droits, comme le droit à la réputation ou le droit à la vie privée, la liberté des journalistes l’est encore moins, parce qu’elle est en plus soumise à des règles déontologiques qui sont nettement plus exigeantes que la loi.

« La confusion entre la liberté d’expression, qui doit être reconnue même aux menteurs et au fous, et le métier d’informer, qui comporte ses contraintes propres, se situe aux origines mêmes de la civilisation libérale… Mais ce droit de raisonner ou de déraisonner à sa guise n’a rien à voir avec le droit d’imprimer des informations fausses, ce qui est très différent » écrivait ainsi Jean-François Revel.[26]

Aussi bien dans ses conclusions que dans ses démonstrations, la presse n’est pas libre de publier une information qu’elle sait inexacte, incluant l’information qui serait délibérément incomplète au point d’être inexacte. Et s’il est vrai que le droit du public à l’information entraîne et suppose la liberté de la presse, le droit d’être informé, c’est aussi le droit de ne pas être désinformé, a fortiori par ceux en qui nous investissons notre confiance dans le but d’être informé.

« What is important, écrit le professeur de droit et spécialiste de la liberté d’expression Randall P. Bezanson, is the search for truth, not truth itself. For the press, and for journalism, truth is a means, not an end. Truth must be its object, though not necessarily its accomplisment… What is important… is not truth, but instead whether the decision to publish is animated by an effort to speak the truth—a truth-seeking purpose. The press and journalism must seek truth, not falsehood. Purposeful avoidance of the truth, by definition, is not a seeking of the truth. It therefore does not qualify as journalism… It is the process that counts with journalism and the press… [the press] does not claim truth but claims to have sought truth pursuant to generally known and respected protocols… » (nos italiques).[27]

Parce qu’en journalisme les moyens justifient la fin, et non l’inverse, un journaliste ne peut pas aménager les faits, même dans le but d’exposer une vérité d’intérêt public. Ce n’est pas parce que la cause est bonne, et que le coupable est coupable, qu’on peut truquer la démonstration, en rajouter une couche, ou fabriquer de la preuve.

Robillard écrit : « La liberté de presse inclut la liberté de dire n’importe quoi, avec les quelques limites déjà prévues par des lois qu’il n’y a pas lieu d’étendre et de multiplier ». Donc, pas de déontologie, pas de règles, pas d’engagement éthique ? Il signale que la « responsabilité » est une notion « très pertinente », mais « à condition qu’elle demeure de l’ordre du débat où les meilleures idées vont chercher à triompher ». Donc, pas de reddition de comptes ?

Quel système de balises l’intérêt public commande-t-il ? Il est facile de jouer au plus fin avec la loi pour livrer des histoires théâtrales. La déontologie place la barre passablement plus haut, et on ne peut pas jouer au plus fin avec soi-même.

J’ai tenté de contacter Lise Millette, présidente actuelle de la FPJQ. J’aurais aimé lui demander si la Fédération maintenait, douze ans plus tard, que la doctrine du journalisme responsable constituait un recul pour la liberté de presse. Mon courriel est resté sans réponse. Un courriel à l’éditorialiste du Devoir Jean-Robert Sansfaçon, qui en 2004 avait pourfendu l’arrêt Néron, est lui aussi demeuré lettre morte. En 2004, dans le Globe and Mail, la chroniqueuse Lysiane Gagnon a sévèrement critiqué l’arrêt Néron et pointé du doigt le juge LeBel : «Mr. Justice Louis LeBel, who wrote the majority decision, used Quebec Civil’s Code to introduce the highly subjective concept of “reasonable journalism.” This means that Quebec journalists will be subjected to more constraints than other Canadian journalists… It’s worth recalling that Judge LeBel, whose appointment in 2000 came as a surprise (his career has been less than stellar), has never exactly seemed to be a champion of basic freedoms ». Le texte ne contenait pas un mot sur la décision de l’ombudsman et résumait ainsi l’affaire : « The two news stories… were based on fact and were a matter of public interest. But the Supreme Court disapproved of the way Mr. Néron had been dealt with and concluded his “right to his reputation” was more important than freedom of the press ».[28] Mme Gagnon n’a pas signalé aux lecteurs que l’affaire Néron a été examinée par 11 juges de trois cours, et que sur les questions de fond, Néron a gagné les trois recours. Dans la décision de la Cour suprême (6-1), le seul dissident, le juge Binnie, a voté en faveur du concept de communication responsable dans l’arrêt Grant, qui a été unanime, 9-0. Mme Gagnon n’a pas répondu à mon courriel.

« Au fond, les journaliste nourrissent une méfiance extrême envers la population et la maintiennent à bonne distance. Leurs réactions à fleur de peau devant la moindre critique, souvent perçue comme une atteinte à la liberté de presse, leur refus d’engager le dialogue avec les groupes qui réfléchissent sur l’information et leur crainte d’un vaste débat public sur leurs pratiques traduisent des gens de pouvoir » écrivait la journaliste Colette Beauchamp, de nombreuses années avant l’affaire Néron.[29]

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source. En 2014, l’auteur a publié VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information, chez Québec Amérique.

[1] DUSSAULT, Anne-Marie, Un jugement de la Cour supême (sic) consacre l’intrusion des juges dans les choix éditoriaux, FPJQ le 30 juillet 2004.

[2] Cour suprême, alinéa 53.

[3] « A landmark for free speech » éditorial du Globe and Mail, 23 décembre 2009.

[4] JOBB, Dean. The Supreme Court strikes a blow for ‘productive debate’ in Canada, The Globe and Mail, le 23 décembre 2009.

[5] BAILLARGEON, Stéphane. La Cour suprême tranche en faveur du journalisme responsable, Le Devoir, le 23 décembre 2009.

[6] LEMAY, Michel, VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information, Québec Amérique, 2014.

[7] ROBILLARD, Claude. La liberté de presse, la liberté de tous. Québec Amérique, 2016.

[8] COMMISSION ON FREEDOM OF THE PRESS, A Free and Responsible Press, édité par Robert D. Leigh, University of Chicago Press, 1947.

[9] SIBERT, Fred S., PETERSEN, Theodore et SCHRAMM, Wilbur. Four Theories of the Press, University of Illinois Press, 1956-1963.

[10] Reynolds v. Times Newspapers; Jameel v. Wall Street Journal Europe.

[11] Cour suprême, alinéa 92.

[12] La réclamation de Lacroix était d’environ 31 000 $. Il avait reçu 30 000 $ d’une tierce partie, permettant à Radio-Canada de déclarer que Lacroix n’avait pas été indemnisé « par la Chambre des notaires ». Si une tierce partie s’est sentie obligée de payer, on peut présumer que la Chambre des notaires avait des motifs raisonnables de ne pas le faire. Plus tard, il semble que la CNQ a comblé la différence.

[13] Dans une lettre au Conseil de presse du 13 juillet 1995, selon le rapport du témoin-expert Marc-François Bernier, p. 17, note 33.

[14] Cour supérieure, alinéa 18.

[15] Rapport du témoin-expert Marc-François Bernier, Ph.D. professeur titulaire au département de communication de l’Université d’Ottawa, et spécialiste en éthique et déontologie journalistique, p. 21.

[16] Néron a écrit : « Personnellement, je trouve qu’en grande partie, le reportage que vous avez préparé est correct… Le Point est une émission importante… Il y a des choses à remettre en perspective et j’aimerais en discuter avec vous et avec M. Lépine, si vous le jugez à propos… Espérant qu’il nous sera possible de se rencontrer au cours des prochains jours… » Cour suprême, alinéa 3.

[17] Cour suprême, alinéa 70.

[18] Cour suprême, alinéa 11.

[19] L’ombudsman a regretté plus tard d’avoir utilisé l’expression « règlement de comptes », dans une lettre ouverte où il ne rétracte cependant pas sa conclusion à l’effet que le reportage ne respectait pas les normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada. Voir : CARDINAL, Mario, La Cour suprême risque d’engendrer une prudence excessive chez les ombudsmans, lettre ouverte dans Le Devoir, 7-8 août 2004.

[20] Rapport du temoin-expert Marc-François Bernier, Op. cit. p. 35.

[21] Rapport du temoin-expert Marc-François Bernier, Op. cit. p. 30.

[22] DUSSAULT, Anne-Marie, Op. cit.

[23] SORMANY, Pierre. Le métier de journaliste, 3e édition. Boréal, 2011, p. 490-1.

[24] Cour suprême, préambule et alinéa 69.

[25] Sormany ne rend pas justice aux faits lorsqu’il dit qu’on reprochait à Néron d’avoir diffusé des informations fausses. Comme le feront observer les juges, c’est Radio-Canada qui a diffusé les informations en question, en les puisant dans une communication privée, alors que Néron était en train de vérifier.

[26] REVEL, Jean-François. La Connaissance inutile, Grasset et Fasquelle, 1988.

[27] BEZANSON, Randall P. How free can the press be? University of Illinois Press, 2003, p. 101-103.

[28] GAGNON, Lysiane, Summer of our discontent, The Globe and Mail, 16 août 2004, p. A11.

[29] BEAUCHAMP, Colette. Le silence des médias, Éditions du remue-ménage, 1987, p. 95