Mise à jour, ou « cover-up » ?

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Couvrir les résultats financiers des entreprises à capital ouvert n’est pas tâche facile et demande beaucoup de rigueur. Les chiffres peuvent a priori sembler mauvais, mais s’ils le sont moins que prévu, ou si le problème est circonstanciel, les nouvelles peuvent en fait être bonnes, voire excellentes ; les chiffres peuvent parfois sembler bons de prime abord, mais s’ils le sont moins qu’attendu par le marché, ou si l’amélioration résulte d’un gain exceptionnel, non relié aux opérations, ils peuvent indiquer un souci, parfois important. Bref, dilettantes, s’abstenir.

Les communiqués trimestriels qui partent le bal sont souvent complexes, voire rébarbatifs. Mais les émetteurs tiennent simultanément des conférences téléphoniques avec les analystes financiers auxquelles peuvent assister les journalistes. Ils sont alors aux premières loges d’échanges généralement éclairants, sans compter que les analystes en question sont généralement heureux, par la suite, de partager leur point de vue.

Le 3 mars dernier, à 6 h 40, SNC-Lavalin a publié son communiqué du quatrième trimestre. Le titre faisait de son mieux pour faire pencher les choses du côté positif : « SNC-Lavalin annonce d’excellents résultats pour les Services d’ingénierie et fait le point sur les projets CMPF [projets de construction clé en main à prix forfaitaire] (…) ». Le lecteur attentif, cependant, pouvait tout de suite comprendre que les excellents résultats étaient ceux d’un certain secteur d’activité, et qu’un autre demandait une « mise au point ».

La Presse canadienne se fait toujours un devoir d’être rapide sur la gâchette en matière de résultats financiers, et ce fut le cas ce matin-là. De sorte qu’une dépêche de la PC est apparue sur le site Web de La Presse à 7 h 24, 40 minutes après la diffusion du communiqué, un texte qui a donc été écrit en une vingtaine de minutes tout au plus. La dépêche comptait six paragraphes qui laissaient la nette impression que les choses allaient bien.

Titré « SNC-Lavalin réduit sa perte à 15,3 millions », l’article expliquait : « Groupe SNC-Lavalin rapporte jeudi que le résultat net négatif attribuable aux actionnaires provenant des activités poursuivies s’est chiffré à 15,3 millions (…) comparativement [à] 322,9 millions (…) au quatrième trimestre de 2020. La firme montréalaise ajoute que les produits ont été de 1,9 milliard, soit une augmentation de 14,5 % (…). L’entreprise précise que les produits de SNCL Services d’ingénierie ont totalisé 1,7 milliard, une augmentation comparativement au quatrième trimestre de 2020 (…) Le président et chef de la direction (…) a observé un solide rendement de fin d’année 2021 des Services d’ingénierie (…) ».

Bref, l’histoire était celle d’un redressement qui était en bonne voie, les choses allaient plutôt bien. Si vous déteniez des actions, ce n’était pas le moment de les vendre, les choses s’amélioraient. Si vous n’en déteniez pas, peut-être était-il temps de bouger.

Ce qui m’a frappé, ce matin-là, c’est que le titre de SNC-Lavalin est parti en vrille dès l’ouverture du marché. L’action a perdu presque 10 % au cours de la journée, avant de remonter, pour clôturer en légère baisse. Je me suis donc dirigé vers le Globe and Mail, pour comprendre ce qui se passait, où j’ai trouvé une dépêche de la Canadian Press. Mais qui chantait une tout autre chanson. En manchette : « SNC-Lavalin reports higher than expected fourth-quarter losses amid fallout from COVID-19 pandemic »[1].

La nouvelle était nettement moins guillerette : « SNC-Lavalin Group Inc. is reporting a net loss of $52.9-million in its fourth quarter after it was battered by the COVID-19 pandemic, supply chain disruptions and inflation. The loss, which came despite a $93-million win in an arbitration decision, compared with a net loss $702.7-million in the same period a year earlier. (…) SNC-Lavalin CEO Ian Edwards says the pandemic fallout stalled progress on multiple fixed-price projects late last year, with employee absentee rates nearing 50 per cent on some work sites at times (…).

Bref, la perte n’était plus de 15 millions, mais de 53 millions, et elle aurait été plus élevée de 93 millions sans une opération d’arbitrage qui n’avait rien à avoir avec les opérations. L’analyste Maxim Sytchev, de la Financière Banque Nationale, a qualifié les résultats de « messy » et a parlé d’une « fin d’exercice brutale », avant d’abaisser sa cible, comme l’ont fait d’autres analystes[2].

Ce texte en anglais semble avoir été publié vers 10 h 30, mais certainement après la conférence téléphonique de l’entreprise, qui était à 8 h 30. La Presse canadienne, qui elle aussi avait assisté à l’appel matinal, a donc refait ses devoirs en français et produit une nouvelle dépêche. De sorte qu’on a pu lire dès 12 h 21 sur le site lesaffaires.com : « SNC-Lavalin frappée de plein fouet par Omicron » : « Les projets clés en main continuent de donner des maux de tête aux dirigeants de SNC-Lavalin tandis que la firme d’ingénierie a été frappée de plein fouet par la vague Omicron. La société montréalaise a enregistré une charge [perte] de 231 millions $ liée aux projets de construction clés en main à prix forfaitaire, pour le quatrième trimestre dévoilé jeudi [sur des produits de 208,9 millions]. L’augmentation de l’absentéisme, l’inflation et les perturbations de la chaîne d’approvisionnement ont entraîné des délais et des coûts supplémentaires, a expliqué son président et chef de la direction, Ian Edwards. « Pour certains travaux, nous avons vu un taux d’absentéisme de près de 50 % (…) raconte le dirigeant lors d’un appel avec les analystes financiers ». (…) SNC-Lavalin a annoncé en 2019 son intention d’abandonner les contrats clés en main. (…) Dans le « pire des scénarios », ces contrats pourraient entraîner des pertes supplémentaires allant jusqu’à 300 millions $, estime la direction. (…) L’action de SNC-Lavalin a subi une correction après le dévoilement des résultats, nettement inférieurs aux attentes. (…)

Cette nouvelle dépêche n’est apparue sur le site de La Presse qu’à 16 h 46, sous le titre « Les contrats clé en main plombent encore la rentabilité de SNC-Lavalin ». Pendant toute la journée, donc, c’est la dépêche initiale, quelque peu jovialiste, qui a prévalu. Le nouveau texte, bien que totalement différent du précédent, a été présenté comme une « mise à jour ».

Le journal The Gazette ne s’est pas reposé sur la Presse canadienne. Le journaliste Frédéric Tomesco a vu clair, dans un texte publié en mi-journée : « Inflation and supply-chain issues hit SNC-Lavalin’s light-rail projects, quarterly results — The company is looking to « agressively » recoup pandemic-related cost overruns from customers, including rail transit systems in Montreal, Ottawa and Toronto. COVID-19 and its twin economic consequences— inflation and supply-chain bottlenecks — are once again wreaking havoc on SNC-Lavalin Group’s operations. SNC on Thursday disclosed an unexpected $231 million pretax loss in its projects unit due to « cost reforecasts » associated with three marquee light-rail contracts (…).

Du côté de TVA, un texte signé Agence QMI avait été publié à 8 h 02 (« SNC-Lavalin hausse ses revenus grâce à ses services d’ingénierie au quatrième trimestre »). Bien que « mis à jour » à 11 h 17, après la conférence téléphonique, il manquait, pour dire le moins, de nuance :

« Groupe SNC-Lavalin a annoncé jeudi des revenus à la hausse au quatrième trimestre permettant de terminer l’année 2021 avec de solides résultats pour les services d’ingénierie. Les revenus du quatrième trimestre 2021 ont progressé de 14,5 %, en comparaison avec le trimestre correspondant en 2020. (…) Le bénéfice net attribuable aux actionnaires s’est chiffré à 15,3 millions $ [il s’agissait d’une perte, et non d’un bénéfice, oups…], ou 0,09 $ par action diluée au quatrième trimestre, ce qui a permis d’engranger [re oups…] des résultats positifs sur l’ensemble de l’année atteignant 100,2 millions $, ou 0,57 $ par action diluée, contrairement à une perte de 356,1 millions $ enregistré (sic) un an plus tôt. (…) « Nous avons terminé l’année 2021 avec un solide rendement au sein de nos activités Services d’ingénierie, qui a affiché une forte croissance des produits et un rendement de marge conforme à nos attentes », a indiqué Ian L. Edwards, président et chef de la direction (…).

Ceux que les résultats financiers de SNC-Lavalin intéressent liront avec intérêt le texte de Francis Vailles du 5 mars, qui apporte des précisions intéressantes.

J’ai bien peur que le concept de « mise à jour » n’ait pas représenté un grand pas en avant pour l’information et tienne plutôt du cadeau empoisonné (merci Internet).

Je viens de terminer la lecture du livre de souvenirs de Carl Bernstein[3], qui raconte ses débuts comme reporteur, dans les années 1960. C’était l’époque du plomb : les linotypes transformaient littéralement la prose en métal, aucun retour en arrière n’était possible. D’où une foule de précautions en amont et une culture de vérification maladive qui manifestement n’ont plus cours aujourd’hui. La donne a totalement changé : des textes sont publiés à la sauvette, même si on sait qu’ils sont potentiellement boiteux ou incomplets, sachant qu’au pire, on pourra rafistoler plus tard, en douce. Je dis bien en douce, car en matière de mises jour, la transparence n’est pas au rendez-vous.

L’Association canadienne des journalistes s’est penchée sur la question et publie des lignes directrices à l’intention des médias qui ont un minimum d’intérêt pour « les meilleures pratiques ». Elles proposent trois principes fondateurs :

Published digital content is part of the historical record and should not be unpublished. News organizations do not rewrite history or make news disappear. 

Accuracy is the foundation of media credibility. Though we should resist unpublishing, we have a responsibility to ensure the accuracy of all published content. If we err, or if new relevant facts emerge, we should publish correctives and/or update online articles as soon as we verify errors and/or new information. 

Transparency demands that we are clear with audiences about changes that have been made to correct/amend or update digital content. We should not “scrub” digital content, that is, simply fix it and hope that no one has noticed. 

En théorie, l’à-propos d’une « mise à jour » peut découler de deux types de circonstances. D’une part, la correction d’une erreur de fait. D’autre part, dans le cas de « breaking news » publiées dans l’urgence, l’ajout d’informations pertinentes, qui n’étaient pas disponibles initialement, mais qui ne modifient pas l’essence de la nouvelle (si c’était le cas, il faudrait parler de rétractation).

Dans tous les cas de figure, l’ACJ pose un principe fondamental : le lecteur doit être informé explicitement de ce qui a été modifié. Le « scrubbing » (nettoyage), c’est-à-dire la modification subreptice, est interdit. C’est une interdiction qui coule de source et ne devrait surprendre personne. Ce n’est pas d’hier que les règles de l’art posent que tout rectificatif doit être explicite. Et si une information a été jugée assez importante pour être ajoutée à un texte, c’est qu’elle en affecte le sens, ce qui n’est pas un détail, et la même logique s’applique.

Dans les faits, ces bonnes pratiques sont totalement ignorées. Les mises à jour sont rarement décrites, et surtout pas de manière explicite. Mais pire encore, on constate des cas de textes qui subissent des changements substantiels, sans que ce soit signalé de quelque manière que ce soit. On assiste aussi, comme je viens de le montrer, au remplacement pur et simple d’un texte par un autre, sous couvert de « mise à jour ». Dans le cas précédent, le texte initial de la Presse canadienne n’a pas été « mis à jour », il a été dépublié en douce, remplacé par un autre.

Un autre terme s’est donc ajouté à « scrubbing » dans le vocabulaire du journalisme d’information, le « stealth editing » — la révision furtive. Résultat des courses, vous ne pouvez pas savoir si ce que vous lisez a été ou sera modifié, et si vous en discutez avec d’autres, vous ne pouvez pas savoir si vous parlez de la même chose. Je ne pense pas qu’on marque alors des points en matière de « journalisme de qualité ». Le phénomène, qui tient du « cover-up », soulève de sérieuses questions de transparence et d’intégrité. Il fait craindre, également, qu’à cause de lui la nonchalance devienne la norme et que grandisse la tolérance pour l’approximation.

En attendant, si les marchés boursiers vous intéressent, ne prenez pas de décisions intempestives en buvant votre café matinal et lisez le Globe and Mail ou The Gazette.

Note : ce texte a été modifié le 7 mars pour y ajouter les informations au sujet de l’article de The Gazette.

© Michel Lemay


[1] Changé plus tard pour : « SNC-Lavalin reports higher than expected fourth-quarter losses amid fallout from pandemic, inflation and supply-chain disruption ».

[2] Leeder, D. Friday’s analyst upgrades and downgrades, Globe and Mail, 4 mars 2022.

[3] Bernstein, C. Chasing History, A kid in the newsroom, Henry Hold & Co, 2022.